Après avoir vu dans Timon d'Athènes un misanthrope farouche, qui fuit dans un désert où il ne cesse de maudire les hommes et d'entretenir la haine qu'il leur a jurée, nous allons faire connaissance avec un ami de la solitude, d'une mélancolie plus douce, qui se permet quelques traits de satire, mais qui plus souvent se contente de la plainte, et critique le monde, inspiré par le seul regret de ne l'avoir pas trouvé meilleur. Retiré dans les bois pour y rêver au doux murmure des ruisseaux et au bruissement du feuillage, Jacques pourrait dire de lui-même comme un poëte de nos jours qui oublie de temps en temps ses sombres dédains:
I love not man the less, but nature more.
Je n'aime pas moins l'homme, mais j'aime davantage la nature.
Jacques a jadis joui des plaisirs de la société; mais il est désabusé de toutes ses vanités: c'est un personnage tout à fait contemplatif; il pense et ne fait rien, dit Hazlit. C'est le prince des philosophes nonchalants; sa seule passion, c'est la pensée.
Avec ce rêveur aussi sensible qu'original, Shakspeare a réuni dans la forêt des Ardennes, autour du duc exilé, une espèce de cour arcadienne, dans laquelle le bon chevalier de la Manche aurait été sans doute heureux de se trouver, lorsque, dans l'accès d'un goût pastoral, il voulait se métamorphoser en berger Quichotis et faire de son écuyer le berger Pansino. Les arcadiens de Shakspeare ont conservé quelque chose de leurs moeurs chevaleresques, et ses bergères nous charment les unes par la vérité de leurs moeurs champêtres, et les autres par le mélange de ces moeurs qu'elles ont adoptées, et de cet esprit cultivé qu'elles doivent à leurs premières habitudes. Peut-être trouvera-t-on que Rosalinde, dans la liberté de son langage, profite un peu trop du privilége du costume qui cache son sexe; mais elle aime de si bonne foi, et en même temps avec une gaieté si piquante; le dévouement de son amitié l'ennoblit tellement à nos yeux, sa coquetterie est si franche et si spirituelle, son caquetage est presque toujours si aimable qu'on se sent disposé à lui tout pardonner. Célie, plus silencieuse et plus tendre, forme avec elle un heureux contraste.
L'amour, comme le font les villageois, est peint au naturel dans Sylvius et la dédaigneuse Phébé.
Touchstone, qui est dans son genre un philosophe grotesque, n'est pas l'amoureux le plus fou de la pièce; si pour aimer il choisit la paysanne la plus gauche, et s'il aime en vrai bouffon, ses saillies sur le mariage, l'amour et la solitude sont des traits excellents: il est le seul qu'aucune illusion n'abuse.
Il y a dans cette pièce plus de conversations que d'événements: on y respire en quelque sorte l'air d'un monde idéal, la pièce semble inspirée par la pureté des deux héroïnes, et lorsque les mariages et la conversion subite du duc usurpateur qui forment une espèce de dénoûment vont rappeler les habitants de la forêt des Ardennes dans les habitudes de la vie réelle, si Jacques les abandonne, ce n'est pas dans un caprice morose, mais parce qu'il y a dans ce caractère insouciant et rêveur un besoin de pensées, et peut-être même de regrets vagues, qu'il espère retrouver encore auprès du duc Frédéric, devenu à son tour un solitaire.
On abandonnerait d'autant plus volontiers avec Jacques la fête générale, que Shakspeare, par oubli sans doute, ne nous y montre pas le vieux Adam, ce fidèle serviteur, ce véritable ami d'Orlando, si touchant par son dévouement, ses larmes généreuses et sa noble sincérité.
La fable romanesque de cette pièce fut puisée dans une nouvelle pastorale de Lodge qui était sans doute bien connue du temps de Shakspeare. On y voit Adam dignement récompensé par le prince. Les emprunts que le poëte a faits au romancier sont assez nombreux; mais le caractère de Jacques, ceux de Touchstone et d'Audrey sont de l'invention de Shakspeare.
Le docteur Malone suppose que c'est en 1600 que fut écrite la comédie de Comme il vous plaira; c'est une de celles qui ont le plus enrichi les recueils d'extraits élégants; on y remarquera le fameux tableau de la vie humaine: Le monde est un théâtre, etc., etc.
LE DUC, vivant dans l'exil.
FRÉDÉRIC, frère du duc, et usurpateur de son duché.
AMIENS,} seigneurs qui ont suivi
JACQUES,} le duc dans son exil.
LE BEAU, courtisan à la suite de Frédéric.
CHARLES, son lutteur.
OLIVIER, }
JACQUES, }fils de sir Rowland des
ORLANDO, }Bois.
ADAM, }serviteurs d'Olivier.
DENNIS, }
TOUCHSTONE, paysan bouffon.
SIR OLIVIER MAR-TEXT, vicaire.
CORIN, }
SYLVIUS, }bergers.
WILLIAM, paysan, amoureux d'Audrey.
PERSONNAGE REPRÉSENTANT L'HYMEN.
ROSALINDE, fille du duc exilé.
CÉLIE, fille de Frédéric.
PHÉBÉ, bergère.
AUDREY, jeune villageoise.
SEIGNEURS A LA SUITE DES DEUX DUCS,
PAGES, GARDES-CHASSE, ETC., ETC.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
ORLANDO. – Je me rappelle bien, Adam; tel a été mon legs, une misérable somme de mille écus dans son testament; et, comme tu dis, il a chargé mon frère, sous peine de sa malédiction, de me bien élever, et voilà la cause de mes chagrins. Il entretient mon frère Jacques à l'école, et la renommée parle magnifiquement de ses progrès. Pour moi, il m'entretient au logis en paysan, ou pour mieux dire, il me garde ici sans aucun entretien; car peut-on appeler entretien pour un gentilhomme de ma naissance, un traitement qui ne diffère en aucune façon de celui des boeufs à l'étable? Ses chevaux sont mieux traités; car, outre qu'ils sont très-bien nourris, on les dresse au manége; et à cette fin on paye bien cher des écuyers: moi, qui suis son frère, je ne gagne sous sa tutelle que de la croissance: et pour cela les animaux qui vivent sur les fumiers de la basse-cour lui sont aussi obligés que moi; et pour ce néant qu'il me prodigue si libéralement, sa conduite à mon égard me fait perdre le peu de dons réels que j'ai reçus de la nature. Il me fait manger avec ses valets; il m'interdit la place d'un frère, et il dégrade autant qu'il est en lui ma distinction naturelle par mon éducation. C'est là, Adam, ce qui m'afflige. Mais l'âme de mon père, qui est, je crois, en moi, commence à se révolter contre cette servitude. Non, je ne l'endurerai pas plus longtemps, quoique je ne connaisse pas encore d'expédient raisonnable et sûr pour m'y soustraire.
ADAM. – Voilà votre frère, mon maître, qui vient.
ORLANDO. – Tiens-toi à l'écart, Adam, et tu entendras comme il va me secouer.
OLIVIER. – Eh bien! monsieur, que faites-vous ici?
ORLANDO. – Rien: on ne m'apprend point à faire quelque chose.
OLIVIER. – Que gâtez-vous alors, monsieur?
ORLANDO. – Vraiment, monsieur, je vous aide à gâter ce que Dieu a fait, votre pauvre misérable frère, à force d'oisiveté.
OLIVIER. – Que diable! monsieur occupez-vous mieux, et en attendant soyez un zéro.
ORLANDO. – Irai-je garder vos pourceaux et manger des carouges avec eux? Quelle portion de patrimoine ai-je follement dépensée, pour en être réduit à une telle détresse?
OLIVIER. – Savez-vous où vous êtes, monsieur?
ORLANDO. – Oh! très-bien, monsieur: je suis ici dans votre verger.
OLIVIER. – Savez-vous devant qui vous êtes, monsieur?
ORLANDO.