LE MARIAGE FORCÉ
Comédie en un acte (1664)
Sganarelle. Molière.
Géronimo. La Thorillière.
Dorimène, jeune coquette, promise à Sganarelle. Mlle Du Parc.
Alcantor, père de Dorimène. Béjart.
Alcidas, frère de Dorimène. La Grange.
Lycaste, amant de Dorimène.
Pancrace, docteur aristotélicien. Brécourt.
Marphurius, docteur pyrrhonien. Du Croisy.
Deux égyptiennes. Mlle Béjart, Mlle de Brie.
La scène est dans une place publique.
Scène première. – Sganarelle.
– Sganarelle -
(parlant à ceux qui sont dans sa maison.)
Je suis de retour dans un moment. Que l'on ait bien soin du logis, et que tout aille comme il faut. Si l'on m'apporte de l'argent, que l'on vienne me quérir vite chez le seigneur Géronimo; et si l'on vient m'en demander, qu'on dise que je suis sorti, et que je ne dois revenir de toute la journée.
Scène II. – Sganarelle, Géronimo.
– Géronimo -
(ayant entendu les dernières paroles de Sganarelle.)
Voilà un ordre fort prudent.
– Sganarelle -
Ah! seigneur Géronimo, je vous trouve à propos; et j'allais chez vous vous chercher.
– Géronimo -
Et pour quel sujet, s'il vous plaît ?
– Sganarelle -
Pour vous communiquer une affaire que j'ai en tête, et vous prier de m'en dire votre avis.
– Géronimo -
Très volontiers. Je suis bien aise de cette rencontre, et nous pouvons parler ici en toute liberté.
– Sganarelle -
Mettez-donc dessus1, s'il vous plaît. Il s'agit d'une chose de conséquence, que l'on m'a proposée; et il est bon de ne rien faire sans le conseil de ses amis.
– Géronimo -
Je vous suis obligé de m'avoir choisi pour cela. Vous n'avez qu'à me dire ce que c'est.
– Sganarelle -
Mais, auparavant, je vous conjure de ne me point flatter du tout, et de me dire nettement votre pensée.
– Géronimo -
Je le ferai, puisque vous le voulez.
– Sganarelle -
Je ne vois rien de plus condamnable qu'un ami qui ne nous parle pas franchement.
– Géronimo -
Vous avez raison.
– Sganarelle -
Et, dans ce siècle, on trouve peu d'amis sincères.
– Géronimo -
Cela est vrai.
– Sganarelle -
Promettez-moi donc, seigneur Géronimo, de me parler avec toute sorte de franchise.
– Géronimo -
Je vous le promets.
– Sganarelle -
Jurez-en votre foi.
– Géronimo -
Oui, foi d'ami. Dites-moi seulement votre affaire.
– Sganarelle -
C'est que je veux savoir de vous si je ferai bien de me marier.
– Géronimo -
Qui, vous ?
– Sganarelle -
Oui, moi-même, en propre personne. Quel est votre avis là-dessus ?
– Géronimo -
Je vous prie auparavant de me dire une chose.
– Sganarelle -
Et quoi ?
– Géronimo -
Quel âge pouvez-vous bien avoir maintenant ?
– Sganarelle -
Moi ?
– Géronimo -
Oui.
– Sganarelle -
Ma foi, je ne sais; mais je me porte bien.
– Géronimo -
Quoi! vous ne savez pas à peu près votre âge ?
– Sganarelle -
Non: est-ce qu'on songe à cela ?
– Géronimo -
Eh! dites-moi un peu, s'il vous plaît: combien aviez-vous d'années lorsque nous fîmes connaissance ?
– Sganarelle -
Ma foi, je n'avais que vingt ans alors.
– Géronimo -
Combien fûmes-nous ensemble à Rome ?
– Sganarelle -
Huit ans.
– Géronimo -
Quel temps avez-vous demeuré en Angleterre ?
– Sganarelle -
Sept ans.
– Géronimo -
Et en Hollande, où vous fûtes ensuite ?
– Sganarelle -
Cinq ans et demi.
– Géronimo -
Combien y a-t-il que vous êtes revenu ici ?
– Sganarelle -
Je revins en cinquante-six.
– Géronimo -
De cinquante-six à soixante-huit, il y a douze ans, ce me semble. Cinq en Hollande font dix-sept, sept ans en Angleterre font vingt-quatre, huit dans notre séjour à Rome font trente-deux, et vingt que vous aviez lorsque nous nous connûmes, cela fait justement cinquante-deux. Si bien, seigneur Sganarelle, que, sur votre propre confession, vous êtes environ à votre cinquante-deuxième ou cinquante-troisième année.
– Sganarelle -
Qui, moi? cela ne se peut pas.
– Géronimo -
Mon Dieu! le calcul est juste; et là-dessus je vous dirai franchement, et en ami, comme vous m'avez fait promettre de vous parler, que le mariage n'est guère votre fait. C'est une chose à laquelle il faut que les jeunes gens pensent bien mûrement avant que de la faire; mais les gens de votre âge n'y doivent point penser du tout; et si l'on dit que la plus grande de toutes les folies est celle de se marier, je ne vois rien de plus mal à propos que de la faire, cette folie, dans la saison où nous devons être plus sages. Enfin, je vous dis nettement ma pensée. Je ne vous conseille point de songer au mariage; et je vous trouverais le plus ridicule du monde, si, ayant été libre jusqu'à cette heure, vous alliez vous charger maintenant de la plus pesante des chaînes.
– Sganarelle -
Et moi, je vous dis que je suis résolu de me marier, et que je ne serai point ridicule en épousant la fille que je recherche.
– Géronimo -
Ah! c'est une autre chose. Vous ne m'aviez pas dit cela.
– Sganarelle -
C'est une fille qui me plaît, et que j'aime de tout mon coeur.
– Géronimo -
Vous l'aimez de tout votre coeur ?
– Sganarelle -
Sans