C'est le style qui fait la durée de l'oeuvre et l'immortalité du poëte. La belle expression embellit la belle pensée et la conserve; c'est tout à la fois une parure et une armure. Le style sur l'idée, c'est l'émail sur la dent.
Dans tout grand écrivain il doit y avoir un grand grammairien, comme un grand algébriste dans tout grand astronome. Pascal contient Vaugelas; Lagrange contient Bezout.
Aussi l'étude de la langue est-elle aujourd'hui, autant que jamais, la première condition pour tout artiste qui veut que son oeuvre naisse viable. Cela est admirablement compris maintenant par les nouvelles générations littéraires. Nous voyons avec joie que les jeunes écoles de peinture et de sculpture, si haut placées à cette heure, comprennent de leur côté combien est importante pour elles aussi la science de leur langue, qui est le dessin. Le dessin! le dessin! c'est la loi première de tout art. Et ne croyez pas que cette loi retranche rien à la liberté, à la fantaisie, à la nature. Le dessin n'est ennemi ni de la chair, ni de la couleur. Quoi qu'en disent les exclusifs et les incomplets, le dessin ne fait obstacle ni à Puget, ni à Rubens. Aujourd'hui donc, dans toutes les directions de l'activité intellectuelle, sculpture, peinture ou poésie, que tous ceux qui ne savent pas dessiner, l'apprennent. Le style est la clef de l'avenir. Sans le style et sans le dessin, vous pourrez avoir le succès du moment, l'applaudissement, le bruit, la fanfare, les couronnes, l'acclamation enivrée des multitudes; vous n'aurez pas le vrai triomphe, la vraie gloire, la vraie conquête, le vrai laurier. Comme dit Cicéron, insignia victoriae, non victoriam.
Sévérité donc et grandeur dans la forme; et, pour que l'oeuvre soit complète, grandeur et sévérité dans le fond. Telle est la loi actuelle de l'art; sinon il aura peut-être le présent, mais il n'aura pas l'avenir.
Dans le drame surtout, le fond importe, non moins certes que la forme. Et ici, s'il nous était permis de nous citer nous-mêmes, nous transcririons ce que nous disions il y a un an dans la préface d'une pièce récemment jouée: «L'auteur de ce drame sait combien c'est une grande et sérieuse chose que le théâtre; il sait que le drame, sans sortir des limites impartiales de l'art, a une mission nationale, une mission sociale, une mission humaine. Quand il voit chaque soir ce peuple si intelligent et si avancé, qui a fait de Paris la cité centrale du progrès, s'entasser en foule devant un rideau que sa pensée, à lui chétif poëte, va soulever le moment d'après, il sent combien il est peu de chose, lui, devant tant d'attente et de curiosité; il sent que si son talent n'est rien, il faut que sa probité soit tout; il s'interroge avec sévérité et recueillement sur la portée philosophique de son oeuvre; car il se sait responsable, et il ne veut pas que cette foule puisse lui demander compte un jour de ce qu'il lui aura enseigné. Le poëte aussi a charge d'âmes. Il ne faut pas que la multitude sorte du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité austère et profonde. Aussi espère-t-il bien, Dieu aidant, ne développer jamais sur la scène (du moins tant que dureront les temps sérieux où nous sommes) que des choses pleines de leçons et de conseils. Il fera toujours apparaître volontiers le cercueil dans la salle du banquet, la prière des morts à travers les refrains de l'orgie, la cagoule à côté du masque. Il laissera quelquefois le carnaval débraillé chanter à tue-tête sur l'avant-scène; mais il lui criera du fond du théâtre: Memento quia pulvis es! Il sait bien que l'art seul, l'art pur, l'art proprement dit n'exige pas tout cela du poëte; mais il pense qu'au théâtre surtout, il ne suffit pas de remplir seulement les conditions de l'art.»
Le théâtre, nous le répétons, est une chose qui enseigne et qui civilise. Dans nos temps de doute et de curiosité, le théâtre est devenu pour les multitudes ce qu'était l'église au moyen âge, le lieu attrayant et central. Tant que ceci durera, la fonction du poëte dramatique sera plus qu'une magistrature et presque un sacerdoce. Il pourra faillir comme homme; comme poëte, il devra être pur, digne et sérieux.
Désormais, à notre avis, au point de maturité où cette époque est venue, l'art, quoi qu'il fasse, dans ses fantaisies les plus flottantes et les plus échevelées, dans ses calques les plus sévères de la nature, dans ses créations les plus échafaudées sur des rêves hors du possible et du réel, dans ses plus délicates explorations de la métaphysique du coeur, dans ses plus larges peintures de la passion, de la passion chaude, vivante et irréfléchie; l'art, et en particulier le drame, qui est aujourd'hui son expression la plus puissante et la plus saisissable à tous, doit avoir sans cesse présente, comme un témoin austère de ses travaux, la pensée du temps où nous vivons, la responsabilité qu'il encourt, la règle que la foule demande et attend de partout, la pente des idées et des événements sur laquelle notre époque est lancée, la perturbation fatale qu'un pouvoir spirituel mal dirigé pourrait causer au milieu de cet ensemble de forces qui élaborent en commun, les unes au grand jour, les autres dans l'ombre, notre civilisation future. L'art d'à présent ne doit plus chercher seulement le beau, mais encore le bien.
Ce n'est pas d'ailleurs que nous soyons le moins du monde partisan de l'utilité directe de l'art, théorie puérile émise dans ces derniers temps par des sectes philosophiques qui n'avaient pas étudié le fond de la question. Le drame, oeuvre d'avenir et de durée, ne peut que tout perdre à se faire le prédicateur immédiat des trois ou quatre vérités d'occasion que la polémique des partis met à la mode tous les cinq ans. Les partis ont besoin d'enlever une position politique. Ils prennent les deux ou trois idées qui leur sont nécessaires pour cela, et avec ces idées ils creusent le sol nuit et jour autour du pouvoir. C'est un siège en règle. La tranchée, les épaulements, la sape et la mine. Un beau jour les partis donnent l'assaut comme en juillet 1789, ou le pouvoir fait une sortie comme en juillet 1830, et la position est prise. Une fois la forteresse enlevée, les travaux du siége sont abandonnés, bien entendu; rien ne paraît plus inutile, plus déraisonnable et plus absurde que les travaux d'un siége quand la ville est prise; on comble les tranchées, la charrue passe sur les sapes, et les fameuses vérités politiques qui avaient servi à bouleverser toute cette plaine, vieux outils, sont jetées là et oubliées à terre jusqu'à ce qu'un historien chercheur ait la bonté de les ramasser et de les classer dans sa collection des erreurs et des illusions de l'humanité. Si quelque oeuvre d'art a eu le malheur de faire cause commune avec les vérités politiques, et de se mêler à elles dans le combat, tant pis pour l'oeuvre d'art; après la victoire elle sera hors de service, rejetée comme le reste, et ira se rouiller dans le tas. Disons-le donc bien haut, toutes les larges et éternelles vérités qui constituent chez tous les peuples et dans tous les temps le fond même des sentiments humains, voilà la matière première de l'art, de l'art immortel et divin; mais il n'y a pas de matériaux pour lui dans ces constructions expédientes que la stratégie des partis multiplie, selon ses besoins, sur le terrain de la petite guerre politique. Les idées utiles ou vraies un jour ou deux, avec lesquelles les partis enlèvent une position, ne constituent pas plus un système coordonné de vérités sociales ou philosophiques, que les zigzags et les parallèles qui ont servi à forcer une citadelle ne sont des rues et des chemins.
Le produit le plus notable de l'art utile, de l'art enrôlé, discipliné et assaillant, de l'art prenant fait et cause dans le détail des querelles politiques, c'est le drame pamphlet du dix-huitième siècle, la tragédie philosophique, poëme bizarre où la tirade obstrue le dialogue, où la maxime remplace la pensée; oeuvre de dérision et de colère qui s'évertue étourdiment à battre en brèche une société dont les ruines l'enterreront. Certes, bien de l'esprit, bien du talent, bien du génie a été dépensé dans ces drames faits exprès qui ont démoli la Bastille; mais la postérité ne s'en inquiétera pas. C'est une pauvre besogne à ses yeux que d'avoir mis en tragédies la préface de l'Encyclopédie. La postérité s'occupera moins encore de la tragédie politique de la restauration, qu'a engendrée la tragédie philosophique du dix-huitième siècle, comme la maxime a engendré l'allusion. Tout cela a été