NOTICE SUR LE MÉDECIN MALGRÉ LUI
S'il en faut croire Grimarest, Molière n'eut pas beaucoup de peine à «fabriquer» rapidement son Médicin malgré lui: il n'aurait eu presque qu'à transcrire le Fagotier, l'une des petites farces que sa troupe représentait à l'improvisade dès les premiers temps de son arrivée à Paris.
Le sujet est tiré d'un fabliau du XIII e siècle, le Médecin de Bray, ou le Vilain Mire (le Paysan médecin), qui serait parvenu à la connaissance de Molière soit par la tradition orale, soit par des relations de voyage de Grolius ou d'Œlschlager.
Un riche paysan épouse la fille d'un pauvre chevalier, «moult belle et moult courtoise». Pour la garder de toute tentation mauvaise, il la bat dès le matin: la pauvrette passe le jour à pleurer et n'a pas le temps de songer à mal. Elle songe toutefois que son mari, qui la bat si bien, n'a jamais été battu, et que, s'il connaissait le goût du bâton, il ne lui en donnerait pas tant.
Cependant qu'elle se désole et rumine dans sa tête, passent deux messagers du roi. Ils vont en Angleterre quérir un médecin pour la fille de leur maître qui ne peut ni manger ni boire depuis qu'une arête de poisson s'est arrêtée dans son gosier: «Vous n'avez pas besoin d'aller si loin, leur dit la femme du vilain; mon mari est bon médecin, il en sait plus qu'Hippocrate. Mais c'est un médecin singulier: il ne ferait rien pour personne si d'abord on ne le battait comme il faut. – S'il ne tient qu'à battre, disent les envoyés, tout ira bien!» Et ils l'emmènent de force à la cour, où, grâce au bâton, le vilain promet de guérir la princesse sans délai. En effet, il la fait tant rire que l'arête sort du gosier. Le bruit de cette cure merveilleuse se répandit rapidement et tous les malades du pays le vinrent consulter.
Il retourna enfin chez lui, et ne battit plus sa femme, qui l'avait fait docteur sans avoir étudié.
Telle est l'analyse très sommaire du fabliau du Vilain Mire, qui ne comprend pas moins de 392 vers de huit pieds1.
Bruzen de la Martinière prétendait tenir d'une personne fort âgée que, quelqu'un ayant raconté en prétence du roi une histoire à peu près semblable arrivée du temps de François I er, Molière la trouva très propre à être accommodée en farce, et qu'avec quelques changements il en fit sa comédie du Médecin malgré lui.
Le Fagotier faisait probablement partie du répertoire de Molière en province, comme la Jalousie du Barbouillé et Gorgibus dans le sac. Par une suite d'expériences sans cesse renouvelées devant des publics divers, ces petites farces ont éliminé successivement tout ce qu'elles pouvaient renfermer d'inutile ou de grossier: elles n'ont conservé que les effets sûrs, ayant porté aussi bien sur le marchand de petite ville que sur le gentillâtre campagnard; d'où la perfection absolue, la forme précise, le caractère définitif de ces pièces en apparence écrites à la hâte, et qui réellement ont pu bénéficier des longs tâtonnements et des mûres réflexions, le Médecin malgré lui, George Dandin, les Fourberires de Scapin, que l'auteur lui-même ne regardait que comme de «petites bagatelles». Mais avec Molière il ne faut jamais dire «bagatelles». Le Médecin malgré lui est un chef-d'œuvre dans son genre, et la seule chose qui doive étonner, c'est qu'il ait pu sortir, à quelques semaines de distance, de la même plume que le Misanthrope, et que dans une même soirée Molière ait dit la chanson du Roi Henry et chanté celle des «petits glougloux» avec un égal succès; qu'après avoir quitté les rubans verts de l'homme aux haines vigoureuses, il ait presque aussitôt reparu sous la casaque jaune et vert du jovial fagotier. Molière voulut sans doute s'amuser lui-même, Lucullus soupa chez Lucullus. Après la satire sociale et l'éloquence austère d'Alceste, voici la haute bouffonnerie, la gaieté jaillissante et intarissable, la verve folle, le sel gaulois lancé à pleines mains. Molière est bien ici le fils de Rabelais.
Le Médecin malgré lui est de toutes ses pièces la plus franchement, la plus continûment et la plus irrésistiblement gaie; elle guérirait l'hypocondrie la plus sombre. C'est une cure de rire, qu'il faut ordonner aux mélancoliques. Car Molière est un grand médecin, il possède la panacée universelle, et peut à bon droit s'écrier ici comme l'opérateur de ses intermèdes:
Aussi est-ce de toutes les farces de Molière la plus populaire et la plus répandue. Je l'ai vue, dans mon enfance, représentée par des marionnettes de campagne, devant un auditoire de paysans qui ne l'avaient et ne l'auraient certainement jamais lue. Ils n'y cherchaient pas malice, et s'en donnaient à cœur joie, sans se soucier de l'origine probable de l'œuvre, non plus que du nom de l'auteur.
Ne pouvant imiter leur sagesse, rappelons que le Médecin malgré lui fut représenté pour la première fois, sur le théâtre du Palais-Royal, le vendredi 6 août 1666, deux mois après la première du Misanthrope, dont le succès commençait à se ralentir au bout de 21 représentations. On le donna, comme «petite pièce», à la suite de la Mère coquette, du Favori, des Facheux puis avec le Misanthrope, qu'il accompagna souvent du 3 septembre au 21 novembre. Ce fut encore par le Médicin qu'on rouvrit le théâtre en février 1667, après trois mois d'interruption.
Molière créa Sganarelle, M lle Molière, Lucinde. Pour les autres rôles, nous n'avons que des conjectures. Mais, d'après l'état de la troupe et l'emploi des comédiens, nous pouvons donner comme à peu près certaine la distribution suivante:
Depuis Molière, la tradition de Sganarelle s'est transmise par Rosimond, Poisson, La Thorillière, Montmény, Préville, Dugazon, La Rochelle, Thénard, Cartigny, Monrose, Samson, Régnier, jusqu'à M. Got, qui le joue actuellement, et qui ne compte pat de meilleur rôle dans le vieux répertoire.
La pièce fut publiée au commencement de 1667, chez le libraire Ribou. L'édition originale, achevée d'imprimerie 24 décembre 1666, renferme un frontispice gravé qui est bien curieux à étudier au point de vue des costumes de Géronte en Pantalon de la Comédie Italienne, et de Sganarelle en robe de médecin, avec le chapeau «des plus pointus» dont parle la brochure. 2
On supprime depuis plus d'un siècle à la Comédie-Française la scène des paysans Thibaut et Perrin (III, ii), qui est cependant des plus divertissantes. Elle vient trop tard, allègue-t-on, et ne produit que peu d'effet après les étincelantes folies du second acte. Il faudrait au moins tenter l'expérience. Selon nous, Molière doit toujours être joué dans son intégralité. L'épisode, ici, tient bien à la pièce et ne saurait ralentir l'action, puisqu'il donne à Sganarelle l'occasion d'exercer impunément le pouvoir de sa prétendue science, en fournissant à Molière de nouveaux traits contre les médecins, qu'il n'attaquera plus que deux fois, dans Pourceaugnac et le Malade imaginaire.
Pourquoi, dans cette dernière pièce, supprime-t-on la moitié du rôle de Béralde, sous prétexte qu'une discussion sur la médecine fait longueur, n'arrivant qu'au troisième acte, après la grande scène de MM. Diafoirus père et fils, où le rire atteint son maximum d'intensité? C'est, à mon sens, priver la pièce de ce qu'elle a de plus profond et de plus durable.
LE MÉDECIN MALGRÉ LUI
SGANARELLE, mari de Martine.
MARTINE, femme de Sganarelle.
M. ROBERT, voisin de Sganarelle.
VALÈRE, domestique de Géronte.
LUCAS, mari de Jacqueline.
GÉRONTE, père de Lucinde.
JACQUELINE, nourrice chez Géronte, et femme de Lucas.
LUCINDE, fille de Géronte.
LÉANDRE, amant de Lucinde.
THIBAUT, père de Perrin, paysan.
PERRIN, fils de Thibaut, paysan.
ACTE PREMIER
SCÈNE