Combien de fois Nodier, sorti pour aller chercher deux ou trois cents francs absolument nécessaires à la maison, rentra-t-il avec un volume rare, avec un exemplaire unique!
L'argent était resté chez Techener ou Guillemot.
Madame Nodier voulait gronder; mais Nodier tirait son volume de sa poche, il l'ouvrait, le fermait, le caressait, montrait à sa femme une faute d'impression qui faisait l'authenticité du livre, et cela tout en disant:
– Songe donc, ma bonne amie, que je retrouverai trois cents francs, tandis qu'un pareil livre, hum! un pareil livre, hum! un pareil livre est introuvable; demande plutôt à Pixérécourt.
Pixérécourt, c'était la grande admiration de Nodier, qui a toujours adoré le mélodrame. Nodier appelait Pixérécourt le Corneille des boulevards.
Presque tous les matins, Pixérécourt venait rendre visite à Nodier.
Le matin, chez Nodier, était consacré aux visites des bibliophiles. C'était là que se réunissaient le marquis de Ganay, le marquis de Château-Giron, le marquis de Chalabre, le comte de Labédoyère, Bérard, l'homme des Elzévirs, qui, dans ses moments perdus, refit la Charte de 1830; le bibliophile Jacob, le savant Weiss de Besançon, l'universel Peignot de Dijon; enfin les savants étrangers qui, aussitôt leur arrivée à Paris, se faisaient présenter ou se présentaient seuls à ce cénacle, dont la réputation était européenne.
Là on consultait Nodier, l'oracle de la réunion; là on lui montrait des livres; là on lui demandait des notes: c'était sa distraction favorite. Quant aux savants de l'Institut, ils ne venaient guère à ces réunions; ils voyaient Nodier avec jalousie. Nodier associait l'esprit et la poésie à l'érudition, et c'était un tort que l'Académie des sciences ne pardonne pas plus que l'Académie française.
Puis Nodier raillait souvent, Nodier mordait quelquefois. Un jour il avait fait le Roi de Bohême et ses sept châteaux; cette fois-là, il avait emporté la pièce. On crut Nodier à tout jamais brouillé avec l'Institut. Pas du tout; l'Académie de Tombouctou fit entrer Nodier à l'Académie française.
On se doit quelque chose entre sœurs.
Après deux ou trois heures d'un travail toujours facile; après avoir couvert dix ou douze pages de papier de six pouces de haut sur quatre de large, à peu près d'une écriture lisible, régulière, sans rature aucune, Nodier sortait.
Une fois sorti, Nodier rôdait à l'aventure, suivant néanmoins presque toujours la ligne des quais, mais passant et repassant la rivière, selon la situation topographique des étalagistes; puis des étalagistes, il entrait dans les boutiques de libraires, et des boutiques de libraires dans les magasins de relieurs.
C'est que Nodier se connaissait non seulement en livres, mais en couvertures. Les chefs-d'œuvre de Gaseon sous Louis XIII, de Desseuil sous Louis XIV, de Pasdeloup sous Louis XV et de Derome sous Louis XV et Louis XVI, lui étaient si familiers, que, les yeux fermés, au simple toucher, il les connaissait. C'était Nodier qui avait fait revivre la reliure, qui, sous la Révolution et l'Empire, cessa d'être un art; c'est lui qui encouragea, qui dirigea les restaurateurs de cet art, le Thouvenin, les Bradel, les Niedrée, les Bozonnet et les Legrand. Thouvenin, mourant de la poitrine, se levait de son lit d'agonie pour jeter un dernier coup d'œil aux reliures qu'il faisait pour Nodier.
La course de Nodier aboutissait presque toujours chez Crozet ou Techener, ces deux beaux-frères réunis par la rivalité, et entre lesquels son placide génie venait s'interposer. Là, il y avait réunion de bibliophiles; là, on faisait des échanges; puis, dès que Nodier paraissait, c'était un cri; mais, dès qu'il ouvrait la bouche, silence absolu. Alors Nodier narrait, Nodier paradoxait de omni rescibili et quibusdam aliis.
Le soir, après le dîner de famille, Nodier travaillait d'ordinaire dans la salle à manger, entre trois bougies posées en triangle, jamais plus, jamais moins; nous avons dit sur quel papier et de quelle écriture, toujours avec des plumes d'oie. Nodier avait horreur des plumes de fer, comme, en général, de toutes les inventions nouvelles; le gaz le mettait en fureur, la vapeur l'exaspérait; il voyait la fin du monde infaillible et prochaine dans la destruction des forêts et dans l'épuisement des mines de houille. C'est dans ces fureurs contre le progrès de la civilisation que Nodier était resplendissant de verve et foudroyant d'entrain.
Vers neuf heures et demie du soir, Nodier sortait; cette fois, ce n'était plus la ligne des quais qu'il suivait, c'était celle des boulevards; il entrait à la Porte-Saint-Martin, à l'Ambigu ou aux Funambules, aux Funambules de préférence. C'est Nodier qui a divinisé Debureau; pour Nodier, il n'y avait que trois acteurs au monde: Debureau, Potier et Talma; Potier et Talma étaient morts, mais Debureau restait et consolait Nodier de la perte des deux autres.
Tous les dimanches, Nodier déjeunait chez Pixérécourt. Là, il retrouvait ses visiteurs: le bibliophile Jacob, roi tant que Nodier n'était pas là, vice-roi quand Nodier paraissait; le marquis de Ganay, le marquis de Chalabre.
Le marquis de Ganay, esprit changeant, amateur capricieux, amoureux d'un livre comme un roué du temps de la Régence était amoureux d'une femme, pour l'avoir; puis, quand il l'avait, fidèle un mois, non pas fidèle, enthousiaste, le portant sur lui, et arrêtant ses amis pour le leur montrer; le mettant sous son oreiller le soir, et se réveillant la nuit, rallumant sa bougie pour le regarder, mais ne le lisant jamais; toujours jaloux des livres de Pixérécourt, que Pixérécourt refusait de lui vendre à quelque prix que ce fût; se vengeant de son refus en achetant, à la vente de madame de Castellane, un autographe que Pixérécourt ambitionnait depuis dix ans.
– N'importe! disait Pixérécourt furieux, je l'aurai.
– Quoi? demandait le marquis de Ganay.
– Votre autographe.
– Et quand cela?
– À votre mort, parbleu!
Et Pixérécourt eût tenu sa parole si le marquis de Ganay n'eût jugé à propos de survivre à Pixérécourt.
Quant au marquis de Chalabre, il n'ambitionnait qu'une chose: c'était une Bible que personne n'eût, mais aussi il l'ambitionnait ardemment. Il tourmenta tant Nodier pour que Nodier lui indiquât un exemplaire unique, que Nodier finit par faire mieux encore que ne désirait le marquis de Chalabre: il lui indiqua un exemplaire qui n'existait pas.
Aussitôt le marquis de Chalabre se mit à la recherche de cet exemplaire.
Jamais Christophe Colomb ne mit plus d'acharnement à découvrir l'Amérique. Jamais Vasco de Gama ne mit plus de persistance à retrouver l'Inde que le marquis de Chalabre à poursuivre sa Bible. Mais l'Amérique existait entre le 70e degré de latitude nord et les 53e et 54e de latitude sud. Mais l'Inde gisait véritablement en deçà et au-delà du Gange, tandis que la Bible du marquis de Chalabre n'était située sous aucune latitude, ni ne gisait ni en deçà ni au-delà de la Seine. Il en résulta que Vasco de Gama retrouva l'Inde, que Christophe Colomb découvrit l'Amérique, mais que le marquis eut beau chercher, du nord au sud, de l'orient à l'occident, il ne trouva pas sa Bible.
Plus la Bible était introuvable, plus le marquis de Chalabre mettait d'ardeur à la trouver.
Il en avait offert cinq cents francs; il en avait offert mille francs; il en avait offert deux mille, quatre mille, dix mille francs. Tous les bibliographes étaient sens dessus dessous à l'endroit de cette malheureuse Bible. On écrivit en Allemagne et en Angleterre. Néant. Sur une note du marquis de Chalabre, on ne se serait pas donné tant de peine, et on eût simplement répondu: Elle n'existe pas. Mais, sur une note de Nodier, c'était autre chose. Si Nodier avait dit: «La Bible existe», incontestablement la Bible existait. Le pape pouvait se tromper; mais Nodier était infaillible.
Les recherches durèrent trois ans. Tous les dimanches, le marquis de Chalabre, en déjeunant avec Nodier chez Pixérécourt, lui disait:
– Eh bien! cette Bible, mon cher Charles…
– Eh bien?
– Introuvable!
– Quoere