Œuvres complètes de lord Byron, Tome 6 / comprenant ses mémoires publiés par Thomas Moore
MANFRED,
POÈME DRAMATIQUE
There are more things in heaven and earth, Horatio,
Than are dreamt of in your philosophy.
Il y a plus de choses au ciel et sur la terre,
Horatio, que n'en rêva jamais votre philosophie.
MANFRED.
Un Chasseur de chamois.
L'abbé de SAINT-MAURICE.
MANUEL.
HERMAN.
La Nymphe des Alpes.
ARIMANE.
NÉMÉSIS.
LES DESTINÉES.
ESPRITS, etc., etc.
La scène se passe au milieu des Hautes-Alpes, partie dans le château de Manfred, partie sur les montagnes.
MANFRED
ACTE PREMIER
SCÈNE PREMIÈRE
Il faut remplir d'huile ma lampe; et toutefois, elle ne brûlera pas aussi long-tems que je dois veiller. Mon sommeil-si je dors-n'est pas le sommeil, mais le prolongement de ces pensées auxquelles je ne puis échapper. Mon cœur veille incessamment; et si mes paupières s'abaissent, c'est pour reporter mes regards au dedans de moi. Et je vis! et je supporte l'aspect et l'image des autres hommes! La douleur devait être l'école de la science: souffrir, c'est savoir. Ceux qui savent le plus, ceux-là doivent plus profondément gémir sur une fatale vérité: «l'arbre de la science n'est pas l'arbre de vie.» J'ai essayé de tout, philosophie, science, recherche des secrets de la nature, sagesse du monde: car il y a en moi, une puissance qui me rend maître de tout, et je n'ai trouvé qu'incertitude. J'ai cru à la bonté des hommes, moi-même je me suis montré bon à la race humaine, et quel fruit en ai-je retiré? Quel fruit ai-je retiré d'avoir déjoué les efforts de mes ennemis, d'en avoir fait tomber quelques-uns, à mes pieds? Le bien, le mal, la vie, la puissance, les passions, tout ce qui anime les autres êtres, tout a été pour moi comme la pluie tombant sur le sable, depuis cette heure qui n'a pas de nom. – Aussi n'ai-je désormais plus de craintes; la malédiction qui pèse sur moi m'a rendu inaccessible aux terreurs du vulgaire; ni les désirs, ni l'espérance, ni l'amour mystérieux d'un objet terrestre ne feront jamais palpiter mon cœur. – Maintenant, à ma tâche.
Agens mystérieux! esprits de l'infini univers! vous que j'ai cherchés dans la lumière et dans les ténèbres. – Vous qui habitez dans une essence plus subtile, qui vivez sur les cimes inaccessibles des monts, ou descendez dans les profondes cavernes de la terre et de l'océan; – par les lettres de ce charme qui me donne tout pouvoir sur vous, je vous appelle: – levez-vous et paraissez! -
Ils ne viennent pas encore! – Or donc, par la voix de celui qui est le premier parmi vous, – par ce signe qui vous fait trembler, – par le nom de celui qui ne peut mourir, – levez-vous! paraissez! paraissez! -
Puisqu'il en est ainsi-esprits de la terre et de l'air, vous ne me résisterez pas plus long-tems. J'emploierai, pour vous vaincre, un moyen plus puissant que ceux auxquels j'avais eu recours. Par ce charme terrible descendu d'une planète maudite, ruine fumante d'un monde qui n'est plus, enfer errant dans l'immensité de l'éternel espace; par l'effroyable malédiction qui appelle mon ame, par la pensée qui est en moi et autour de moi, esprits, je vous somme de paraître. – Paraissez!
Mortel, soumis à ton ordre, j'ai quitté ma demeure dans les nuages où s'élève mon pavillon formé des vapeurs du crépuscule, et qui dore d'azur et de vermillon le soleil couchant d'un jour d'été. Bien que tu formes des vœux défendus, j'ai accouru ici, monté sur le rayon d'une étoile, tant étaient insurmontables tes conjurations. Mortel, puissent tes vœux être exaucés!
Le Mont-Blanc est le roi des montagnes. Depuis long-tems elles l'ont couronné d'un diadême de neige sur son trône de rochers, et l'ont revêtu d'une robe de nuages. Les forêts qui l'entourent sont attachées à sa ceinture. Dans sa main est l'avalanche dont la masse n'attend que mes ordres pour se précipiter avec le fracas du tonnerre. Chaque jour se meut le froid glacier qui jamais ne se repose, et c'est encore moi qui lui dis: «Hâte-toi ou arrête ta marche.» Je suis l'esprit de la montagne; je puis la faire fléchir et la remuer jusque dans ses fondemens. – Mais toi, que me veux-tu?
Dans les profondeurs azurées des eaux, où ne pénètrent ni l'agitation des vagues ni le souffle des vents; là où vit le serpent de mer, où la Sirène suspend des coquilles à sa verte chevelure, le bruit de tes conjurations s'est fait entendre, semblable à la tempête qui gronde à la surface des flots. L'écho de mes paisibles salles de corail en a retenti. Qu'exiges-tu de l'esprit des eaux?
Là où le tremblement de terre sommeille sur un lit de feu, où s'élèvent en bouillonnant des lacs de bitume, où les racines des Andes pénètrent aussi profondément dans la terre que leurs cimes s'élèvent dans les cieux, vaincu par la force de tes évocations, j'ai abandonné les sombres retraites où je pris naissance et j'accours à tes ordres. Que ta volonté soit ma loi.
Je cours à cheval sur les vents; c'est moi qui suscite les orages: j'ai devancé de quelques pas la tempête toute brûlante encore des feux de la foudre; et pour te joindre plus vite, j'ai volé au travers d'un ouragan par deçà les mers et ses rivages. Chemin faisant, j'ai rencontré une flotte que poussait un vent favorable; la nuit ne finira pas qu'elle n'ait été engloutie toute entière.
Les ténèbres de la nuit sont ma demeure. Pourquoi, par tes tortures magiques, me forcer au supplice du grand jour?
Avant la création de la terre, l'astre de tes destinées m'avait été confié. Quel monde, de tous ceux qui gravitent autour d'un soleil, fut jamais plus frais et plus beau? Abandonnée à elle-même et conservant dans sa course un ordre régulier, jamais étoile plus brillante ne sillonna l'espace. Mais l'heure arriva: – ce ne fut plus dès-lors qu'une masse errante de feu; comète vagabonde, maudite et funeste à l'univers, roulant par sa propre force hors de tout cercle et sans lois pour la guider, éclatante difformité d'en haut, monstre au milieu de nos régions célestes. Et toi, né sous son influence, ver méprisable que je dédaigne et auquel j'obéis, tu m'as su contraindre, par un pouvoir qui ne t'a été confié passagèrement que pour qu'un jour tu m'appartiennes tout entier, à descendre vers toi, à me joindre à ces faibles esprits qui tremblent en ta présence, et qui sont forcés de répondre à un être tel que toi. Parle vite: que veux-tu, enfant de boue?
La terre, l'océan, l'air, la nuit, les montagnes, les vents, ton étoile, tout est à tes ordres, enfant de boue! Leurs esprits sont là, attendant tes demandes. – Que veux-tu de nous, fils des hommes? – dis.
L'oubli. -
De quoi? – de qui? – et pourquoi?
L'oubli de ce qui est en moi. Lisez-y; vous savez ce que je désire, et ce que ma langue ne saurait exprimer.
Nous ne pouvons t'accorder que ce qui se trouve en notre puissance. Demande-nous des sujets, un royaume, l'empire du monde, du monde entier ou de quelques-unes de ses parties: demande-nous un signe qui commande aux élémens qui sont soumis à chacun de nous, et tes désirs seront aussitôt accomplis.
L'oubli, l'oubli de moi-même. – Ne sauriez-vous, dans ces régions secrètes que vous soumettez avec tant d'empressement à mes ordres, ne sauriez-vous donc découvrir ce que je cherche?
Notre