LE PÉLERINAGE DE CHILDE HAROLD, POÈME CHEVALERESQUE
L'univers est une espèce de livre dont on n'a lu que la première page, quand on n'a vu que son pays; j'en ai feuilleté un assez grand nombre, que j'ai trouvées également mauvaises. Cet examen ne m'a pas été infructueux. Je haïssais ma patrie. Toutes les impertinences des peuples divers parmi lesquels j'ai vécu m'ont réconcilié avec elle. Quand je n'aurais tiré d'autre bénéfice de mes voyages que celui-là, je n'en regretterais ni les frais ni les fatigues.
PRÉFACE
Le poème suivant a été écrit, en grande partie, au milieu des scènes qu'il est destiné à retracer. Il fut commencé en Albanie, et les parties relatives à l'Espagne et au Portugal ont été composées d'après les observations de l'auteur sur ces contrées. Voilà ce qu'il pouvait être nécessaire d'établir pour l'exactitude des descriptions. Les lieux que l'on a essayé d'esquisser sont des scènes de l'Espagne, du Portugal, de l'Épire, de l'Acarnanie et de la Grèce1. Là, pour le moment, s'arrête le poème. L'accueil qu'il recevra du public décidera si l'auteur peut se hasarder à mener ses lecteurs dans la capitale de l'Orient, en passant par l'Ionie et la Phrygie. Ces deux chants ne sont purement qu'un essai.
Un personnage fictif a été introduit dans le poème, afin de lui donner quelque apparence de liaison, sans toutefois prétendre à la régularité. Des amis, dont les opinions sont pour moi d'un grand poids, m'ont fait observer que le caractère fictif de Childe Harold pourrait faire supposer que j'ai eu l'intention de peindre un personnage réel. Je demande la permission de repousser une fois pour toutes cette supposition. Harold est l'enfant de l'imagination, créé pour le but que j'ai déjà indiqué. Dans quelques particularités vraiment triviales, et dans d'autres purement locales, cette supposition pourrait avoir quelque fondement; mais dans le plus grand nombre des cas, je puis espérer qu'elle serait tout-à-fait gratuite2.
Il est superflu de dire que le nom de Childe, comme Childe-Waters, Childe-Childers, etc., est employé comme plus convenable à la vieille structure de vers que j'ai adoptée. Le Bon Soir (ou l'Adieu) qui se trouve au commencement du premier chant, m'a été suggéré par le Bon Soir de lord Maxwell, dans le Border Minstrelsy (Recueil d'anciennes ballades des frontières de l'Écosse), publié par M. Scott.
On pourra trouver quelque légère ressemblance dans le premier chant avec différens poèmes qui ont été publiés sur des sujets espagnols; mais cette coïncidence ne peut être que le résultat du hasard; car, à l'exception de quelques stances qui terminent ce chant, il a été écrit tout entier dans le Levant.
La stance de Spenser, selon le sentiment de l'un de nos plus célèbres poètes, est susceptible d'une grande variété de tons. Le docteur Beattie fait l'observation suivante: «Il n'y a pas long-tems que j'ai commencé un poème dans le style et avec la stance de Spenser. Je me propose, dans ce poème, de me donner pleine liberté, et d'être tour à tour plaisant ou pathétique, descriptif ou sentimental, tendre ou satirique, comme l'humeur m'en prendra; car, si je ne me trompe, la mesure que j'ai adoptée admet également tous les genres de composition3.» Rassuré dans mon opinion par une telle autorité, et par l'exemple de quelques poètes italiens du premier ordre, je n'ai pas besoin de me justifier d'avoir essayé d'atteindre à une semblable variété de tons dans la composition suivante, persuadé que, si elle ne réussit pas, la faute en sera dans l'exécution, plutôt que dans une forme sanctionnée par l'exemple de l'Arioste, de Thompson et de Beattie.
ADDITION À LA PRÉFACE
J'ai attendu, pour ajouter ces lignes, que tous nos journaux périodiques eussent distribué leur portion habituelle de critique. Je n'ai rien à objecter contre la justice de leurs observations en général. Il me conviendrait mal de me récrier contre leurs censures vraiment légères; car, peut-être, s'ils avaient été moins bienveillans, ils auraient été plus francs. C'est pourquoi, en leur offrant à tous, en général, et à chacun en particulier, mes sincères remercîmens pour leur courtoisie, il y a un point sur lequel seulement je hasarderai une observation. Parmi les nombreuses objections justement portées contre le caractère très-indifférent du pélerin Childe (que, malgré toutes les insinuations opposées, je soutiendrai être un personnage fictif), on a soutenu que, outre l'anachronisme évident, Childe n'était rien moins que chevaleresque, car les tems de la chevalerie furent des tems d'amour, d'honneur, et ainsi de suite. Or, on sait maintenant que ces tems où «l'amour du bon vieux tems, l'amour antique4,» florissait, furent les siècles les plus corrompus. Ceux qui conserveraient quelques doutes sur ce sujet peuvent consulter Sainte-Palaye, au premier endroit venu, et particulièrement la page 69 du deuxième volume. Les vœux de la chevalerie n'étaient pas mieux gardés qu'aucun autre vœu, et les chants des troubadours n'étaient pas plus décens que ceux d'Ovide, et ils étaient certainement moins élégans. —Les cours d'amour, les parlemens d'amour ou de courtoisie et de gentillesse, se distinguèrent plus par l'amour que par la courtoisie et la gentillesse. (Voyez Roland, sur le même sujet que Sainte-Palaye.) Quelque autre objection que l'on fasse contre le personnage très-peu aimable de Childe Harold, il fut aussi parfait chevalier dans ses attributs que ceux de qui l'on disait: «Il ne fut pas un garçon de cabaret, mais un chevalier du Temple5». Je crains que sir Tristram et sir Lancelot n'aient pas été meilleurs qu'ils ne devaient être, quoiqu'ils fussent de très-poétiques personnages et de vrais chevaliers sans peur, mais non sans reproche. Si l'histoire de l'institution de la Jarretière n'est point une fable, les chevaliers de cet ordre ont, pendant plusieurs siècles, porté la couleur d'une comtesse de Salisbury, d'indifférente mémoire. Assez sur la chevalerie. Il n'était pas nécessaire à Burke de regretter que ses jours fussent passés, quoique Marie-Antoinette ait été tout-à-fait aussi chaste que la plupart des dames en l'honneur desquelles des lances furent rompues et des chevaliers démontés.
Avant la naissance de Bayard, et jusqu'à celle de sir Joseph Bankes (les plus chastes et les plus illustres chevaliers des tems anciens et des tems modernes), on trouvera peu d'exceptions pour contredire cette proposition; et je craindrais bien qu'une légère étude ne nous apprît à ne plus regretter ces extravagantes momeries du moyen âge.
Je laisse maintenant Childe Harold vivre tous ses jours. Il eût été plus agréable, et certainement plus facile, de peindre un aimable caractère. On aurait pu facilement déguiser ses défauts, le faire agir davantage, et faire moins de réflexions. On n'a pas eu l'intention de le proposer comme un modèle; mais plutôt de montrer que la précoce perversion de l'esprit et des sentimens moraux conduit à la satiété des plaisirs passés, et empêche de jouir de plaisirs nouveaux; et que même les beautés de la nature, le stimulant des voyages, et tous les mobiles du cœur (excepté l'ambition, le plus puissant de tous), sont perdus pour une ame ainsi constituée, ou mal dirigée. Si j'avais continué ce poème, j'aurais approfondi ce caractère d'Harold, comme on a pu déjà le remarquer, sur la fin du second chant; car l'esquisse que je me proposais de remplir avec lui était, sauf quelques différences, l'essai d'un moderne Timon, ou peut-être d'un Zéluco poétique.
À YANTHÉ
Dans ces climats que je viens de parcourir, et dont la beauté a long-tems paru sans rivale; dans ces visions qui découvrent au cœur des formes qu'il regrette, en soupirant, d'avoir seulement rêvées, rien ne m'a semblé, en réalité et en imagination, comparable à toi. Non; après t'avoir vue, j'essaierais vainement de peindre ces charmes qui sont aussi variés que brillans. Pour celui qui ne te voit pas, mes expressions seraient impuissantes; pour celui qui a le bonheur de te contempler, quel langage pourrait dignement les célébrer?
Ah! puisses-tu toujours être ce que tu es maintenant; ne pas rendre trompeuses les promesses de ton printems; être aussi belle dans tes formes suaves, avoir un cœur aussi tendre et aussi pur; être sur la terre l'image de l'amour sans ailes, et innocente au-delà des pensées de l'espérance! sans doute, celle qui maintenant