I
CONCOURS DE COMPOSITION MUSICALE A L'INSTITUT
Je dirai: J'étais là, telle chose m'advint.
Il faut dire aussi pourquoi j'étais là, car on ne s'en douterait guère.
En effet, que peut aller chercher aujourd'hui un musicien en Italie? Irait-il y entendre les chefs-d'œuvre de l'ancienne école? on ne les exécute nulle part. Ceux de l'école moderne? on les représente habituellement à Paris. Se proposerait-il d'y étudier l'art du chant? C'est bien, il est vrai, la terre classique des chanteurs; mais ceux-ci n'ont pas plutôt acquis un talent un peu remarquable, que nous les voyons accourir en France. Les Rubini, Tamburini, Grisi, Persiani, Ronconi, Salvi, ont fondé ou consolidé leur réputation à Paris, et ils y passent, en général, une bonne partie de leur vie d'artiste. Se livre-t-il à l'étude de la musique instrumentale? c'est le Rhin qu'il faut passer et non les Alpes. Toutes ces raisons sont excellentes, sans doute; je me bornerai à répondre que, si je suis allé en Italie sous prétexte de musique, c'est par arrêt de l'Académie. J'ai obtenu, comme tant d'autres, le grand prix de composition musicale au concours annuel de l'Institut; et si le lecteur est curieux de savoir comment se faisait ce concours, à l'époque où je m'y présentai, je puis le lui apprendre.
Faire connaître quels sont chaque année ceux des jeunes compositeurs français qui offrent le plus de garanties pour l'avenir de l'art, et les encourager en les mettant, au moyen d'une pension, dans le cas de s'occuper librement et exclusivement pendant cinq ans de leurs études, tel est le double but de l'institution du prix de Rome, telle a été l'intention du gouvernement qui l'a fondée. Toutefois, voici les moyens qu'on employait encore il y a quelques années, pour remplir l'une et parvenir à l'autre. Les choses ont un peu changé depuis lors, mais bien peu.
Les faits que je vais citer paraîtront sans doute fort extraordinaires et improbables à la plupart des lecteurs, mais comme j'ai eu l'honneur d'obtenir successivement le second et le premier grand prix au concours de l'Institut, je ne dirai rien que je n'aie vu moi-même, et dont je ne sois parfaitement sûr. Cette circonstance d'ailleurs me permet de dire librement toute ma pensée sans crainte de voir attribuer à l'aigreur d'une vanité blessée ce qui n'est que l'expression de mon amour de l'art et de ma conviction intime.
Tous les Français, ou naturalisés Français, âgés de moins de trente ans, pouvaient, et peuvent encore, aux termes du réglement, être admis au concours.
Quand l'époque en avait été fixée, les candidats venaient s'inscrire au secrétariat de l'Institut. Ils subissaient ensuite un examen préparatoire, nommé concours préliminaire, qui avait pour but de désigner parmi les aspirants les cinq ou six élèves les plus avancés.
Le sujet du grand concours devait être une scène lyrique sérieuse pour une ou deux voix et orchestre; et les candidats, afin de prouver qu'ils possédaient le sentiment de la mélodie et de l'expression dramatique, l'art de l'instrumentation et les autres qualités indispensables pour un tel ouvrage, étaient tenus d'écrire une fugue vocale. On leur accordait une journée entière pour ce travail. Chaque fugue devait être signée.
Le lendemain, les membres de la section de musique de l'Institut se rassemblaient, lisaient les fugues, et faisaient un choix trop souvent entaché de partialité, car un certain nombre des manuscrits signés appartenait toujours à des élèves de messieurs les académiciens.
Les votes recueillis et les concurrents désignés, ceux-ci devaient se représenter bientôt après pour recevoir les paroles de la scène ou cantate qu'ils allaient avoir à mettre en musique, et entrer en loge. M. le secrétaire perpétuel de l'Académie des Beaux-Arts leur dictait collectivement le classique poème, qui commençait presque toujours ainsi:
Déjà l'Aurore aux doigts de rose.
Ou:
Déjà le jour naissant ranime la nature.
Ou:
Déjà d'un doux éclat l'horizon se colore.
Ou:
Déjà du blond Phébus le char brillant s'avance.
Ou:
Déjà de pourpre et d'or les monts lointains se parent.
Ou:
Déjà…
Ah! ma foi, j'allais faire une fausse citation. La cantate avec laquelle j'ai obtenu le grand prix commençait précisément de la façon contraire. C'était, si je ne me trompe: «Déjà la nuit a voilé la nature.» C'est fort différent, comme on voit.
Les candidats, munis du lumineux poème, étaient alors enfermés isolément avec un piano, jusqu'à ce qu'ils eussent terminé leur partition. Le matin à onze heures, et le soir à six, le concierge, dépositaire des clefs de chaque loge, venait ouvrir aux détenus, qui se réunissaient pour prendre ensemble leurs repas; mais défense à eux de sortir du palais de l'Institut. Tout ce qui venait du dehors, papiers, lettres, livres, linge, était soigneusement visité, afin que les élèves ne pussent obtenir ni aide ni conseils de personne. Ce qui n'empêchait pas qu'on ne les autorisât à recevoir des visites dans la cour de l'Institut, tous les jours, de six à huit heures du soir, à inviter même leurs amis à de joyeux dîners, où Dieu sait tout ce qui pouvait se communiquer, de vive voix ou par écrit, entre le bordeaux et le champagne. Le délai fixé pour la composition était de 22 jours; ceux des auteurs qui avaient fini avant ce temps étaient libres de sortir, après avoir déposé leur manuscrit, toujours numéroté et signé. Toutes les partitions étant livrées, le lyrique aréopage s'assemblait de nouveau, et s'adjoignait à cette occasion deux membres pris dans les autres sections de l'Institut. Un sculpteur et un peintre, par exemple, ou un graveur et un architecte, ou un sculpteur et un graveur, ou un architecte et un peintre, ou même deux graveurs, ou deux peintres, ou deux architectes, ou deux sculpteurs. L'important était qu'ils ne fussent pas musiciens. Ils avaient voix délibérative et se trouvaient là pour juger d'un art qui leur est étranger. On entendait successivement toutes les scènes écrites pour l'orchestre, comme je l'ai dit plus haut, et on les entendait réduites par un seul accompagnateur, sur le piano!.. (Et il en est encore ainsi à cette heure!)
Vainement prétendrait-on qu'il est possible d'apprécier à sa juste valeur une composition d'orchestre ainsi mutilée; rien n'est plus éloigné de la vérité. Le piano peut donner une idée de l'orchestre, pour un ouvrage qu'on aurait déjà entendu complètement exécuté; la mémoire alors se réveille, supplée à ce qui manque, et on est ému par souvenir. Mais pour une œuvre nouvelle, dans l'état actuel de la musique, c'est impossible. Une partition telle que l'OEdipe, de Sacchini, ou toute autre de cette école, dans laquelle l'instrumentation n'existe pas, ne perdrait presque rien à une pareille épreuve. Aucune composition moderne, en supposant que l'auteur ait profité des ressources que l'art actuel lui donne, n'est dans le même cas. Exécutez donc sur le piano la marche de la Communion, de la messe du sacre, de Chérubini? Que deviendront ces délicieuses tenues d'instruments à vent qui vous plongent dans une extase mystique? ces ravissants enlacements de flûtes et de clarinettes, d'où résulte presque tout l'effet? Ils disparaîtront complètement, puisque le piano ne peut tenir ni enfler un son.
Accompagnez au piano l'admirable air d'Agamemnon dans l'Iphigénie en Aulide de Gluck! Il y a sous ces vers:
J'entends retentir dans mon sein
Le cri plaintif de la nature.
un solo de hautbois d'un effet poignant et vraiment sublime. Au piano, au lieu d'une plainte déchirante, cette note vous donnera un son de clochette, et rien de plus. Voilà l'idée, la pensée, l'inspiration anéanties. Je ne parle pas des grands effets d'orchestre, des oppositions si piquantes établies entre les instruments à cordes et l'harmonie des couleurs tranchées qui séparent les instruments de cuivre des instruments de bois, des effets magiques de timbales qu'on trouve à chaque pas dans Beethoven et Weber, des moyens dramatiques qui résultent de l'éloignement des masses harmoniques placées à distance les unes des autres, ni de cent autres détails dans lesquels il serait superflu d'entrer. Je dirai