Les Histoires merveilleuses, ou les Petits Peureux corrigés
PRÉFACE
Loke, ce philosophe qui sonda les abîmes du cœur humain et qui sut si bien dépouiller la vérité des illusions dont l'entourent notre faiblesse et l'ignorance, avoue cependant qu'il n'a jamais pu réprimer une sorte de frayeur superstitieuse qu'il éprouvait dans les ténèbres; et il attribue ce mouvement, plus fort que sa raison, aux contes de revenans dont une domestique ignorante et crédule avait bercé son enfance. Rien n'est plus dangereux pour l'esprit neuf et curieux des enfans que ces récits insensés; trop souvent ils ont suffi pour gâter les têtes que la nature semblait avoir organisées pour l'honneur de l'espèce humaine; et quand le mal n'est pas incurable, il faut toutes les forces d'une raison éclairée pour parvenir à la guérison; encore reste-t-il toujours une impression fâcheuse de ce mal: nous le voyons par l'aveu de Loke; et si un esprit aussi supérieur n'a pu secouer entièrement les vaines terreurs du premier âge, que doit-on espérer du vulgaire des hommes?
Comme il est presque impossible aux parens les plus sages et même les plus attentifs de garantir leurs enfans des discours d'une servante imbécille, ou des récits d'une imagination malade, c'est donc à la raison qu'il faut avoir recours; avec son aide, on parvient souvent à détruire ce que la sottise et l'ignorance ont établi; mais il est nécessaire de s'y prendre de bonne heure: l'homme aime le merveilleux, il le reçoit avec avidité, et quand une fois il a commencé à en nourrir son esprit, il lui est bien difficile de revenir à la vérité qui lui paraît trop simple. C'est pour seconder les vues de ces parens sensés que j'ai composé le petit ouvrage que je présente: il doit plaire aux enfans par les histoires merveilleuses qu'il contient, et, ce qui est l'essentiel, il doit les porter à examiner les causes de ce qui leur paraît surnaturel; c'est là mon but.
Ce livre est le premier de ce genre que l'on ait destiné à l'enfance: ce ne sera pas sans doute une raison pour le rejeter. Je voudrais qu'une meilleure plume l'eût écrit, car il peut être utile.
Je ne crois pas nécessaire d'avertir que la religion n'a rien à y reprendre: les idées superstitieuses ne sont propres qu'à ternir sa pureté, c'est un devoir de l'en débarrasser.
LES HISTOIRES MERVEILLEUSES
PREMIÈRE PARTIE
Sur les côtes de la Normandie, vis-à-vis les îles de Jersey et de Guernesey, est un château gothique dont l'antiquité remonte à des siècles si éloignés, que les bonnes gens du pays croient qu'il a été bâti par les fées, et cela bien avant que les fameux hommes du Nord vinssent donner leur nom à l'ancienne Neustrie: ces fées, à ce que rapporte la tradition du pays, étaient filles d'un grand seigneur de ces cantons, célèbre magicien lui-même.
Monsieur et madame de Verseuil venaient d'hériter de ce château; et quoiqu'on fut au mois de novembre, ils avaient quitté Paris pour prendre possession de ce nouveau domaine. Albert et Victor, leurs fils, ainsi que Cécile, leur fille, avaient été du voyage; et un marin, frère de madame de Verseuil, le capitaine Forbin, était aussi arrivé au château depuis quelques jours.
Monsieur et madame de Verseuil, ainsi que le capitaine, causaient un soir auprès du feu, lorsqu'on entendit de grands cris qui partaient de l'intérieur de la maison; chacun se disposait à aller voir ce que c'était, lorsque dame Gertrude, la vieille gouvernante de madame de Verseuil, entra toute pâle, échevelée, tremblante, et pouvant à peine respirer; elle se jeta aussitôt dans un fauteuil, en disant: Ah, mon Dieu! je n'en puis plus… – Que vous est-il donc arrivé, et où sont mes enfans, demanda madame de Verseuil? – Ah, madame! reprit Gertrude, d'une voix entrecoupée, au bout du long corridor… près de la chapelle… vos enfans… Allez… allez vîte… pour moi, je n'en puis plus…
A ces mots, madame de Verseuil et son mari coururent au lieu qu'on leur désignait: le capitaine allait les suivre; mais dame Gertrude le retint vivement par l'habit, en le conjurant de ne pas la laisser seule.
La lumière que portait madame de Verseuil s'éteignit au milieu du corridor; mais elle et son mari n'en poursuivirent pas moins leur chemin; ils approchaient de la chapelle, lorsqu'ils entendirent leurs enfans qui s'écriaient: Pour l'amour de Dieu, ne nous faites pas de mal! – Ne craignez rien, mes enfans, c'est votre père, c'est votre mère, dirent monsieur et madame de Verseuil en les relevant; car ces pauvres petits étaient à genoux, la face prosternée contre terre. – Ah! si vous saviez ce que nous avons vu! fuyons, fuyons vîte… et ils entraînaient leurs parens vers le salon, où le capitaine était resté auprès de dame Gertrude. En les voyant, celle-ci les prit dans ses bras et ils s'embrassèrent comme gens qui se félicitent d'avoir échappé à un grand péril.
M. de Verseuil. Je gage que la peur est encore la cause de cette grande alarme?
Gertrude. Certainement, on aurait peur à moins; car cette fois nous n'avons pas seulement vu et entendu, nous avons encore été frappés; vous en voyez la preuve, puisque l'esprit ou le lutin m'a emporté mon bonnet… Oh! le maudit château! j'y mourrai de peur, si toutefois quelque méchant esprit ne m'y tord pas le cou.
Mad. de Verseuil. Ah! Gertrude! pouvez-vous bien à votre âge tenir un langage semblable; vous n'êtes pas plus raisonnable que ces enfans.
Cécile. Maman, je t'assure que cette fois c'était tout de bon un revenant, car il nous a tous frappés bien fort.
Albert. Oui; il m'a donné plusieurs coups de poing dans le dos et dans l'estomac.
Victor. Et moi, il m'a secoué la tête, et m'a fait tomber mon chapeau.
Gertrude. Ces choses-là ne sont pas des effets de l'imagination… Oh! le maudit château!
M. de Verseuil. Je suis persuadé qu'il y a dans tout ceci quelque cause bien naturelle que vous n'avez pas approfondie; faudra-t-il que je vous répète toujours qu'il n'y a point de revenans, et qu'il n'y en a jamais eu que dans l'imagination des peureux comme vous.
Gertrude. Mais il ne s'agit pas ici d'une simple vision: en passant devant cette grande salle où sont les portraits des anciens habitans du château, nous avons entendu un bruit assez fort, comme de quelqu'un qui s'y promenait à grands pas…
Mad. de Verseuil. Vous vous êtes sauvés tout aussitôt?
Gertrude. Eh bien, pas du tout; ce qui prouve que je ne suis pas aussi peureuse qu'on le dit. Au contraire, je me suis arrêtée ainsi que les enfans; nous avons écouté, et nous avons entendu, je vous le répète, entendu très-distinctement que l'on frappait tantôt sur les meubles, tantôt sur les fenêtres. Je savais que sur mon récit vous vous moqueriez encore de moi; je résolus donc d'entr'ouvrir tout doucement la porte pour examiner: jugez de ma hardiesse!
En achevant ces mots dame Gertrude fit un bond sur sa chaise. Quelqu'un venait de sonner à la grille du château; et le timbre seul de la cloche avait fait tressaillir celle qui se vantait à l'instant d'être brave. C'était le pasteur du village qui venait rendre une visite à ses nouveaux paroissiens. Après les complimens d'usage, monsieur de Verseuil lui dit: Vous venez fort à propos dans ce moment, monsieur le Curé; nous avons besoin de renfort. Certaines personnes, ici présentes, entendent des bruits extraordinaires dans ce château, aperçoivent même des fantômes… Jusqu'à ce jour ces revenans s'étaient montrés pacifiques, et ils se contentaient d'effrayer; mais ce soir, quelques instans seulement avant votre arrivée, ces méchans esprits se sont avisés de battre mes enfans, et d'enlever le bonnet de dame Gertrude. Elle venait de commencer le récit de cette terrible aventure.
– Si vous voulez lui permettre de continuer, dit M. le Curé, je serai curieux de l'entendre.
Encouragée par cette invitation, et espérant cette fois trouver quelqu'un de son sentiment, Gertrude reprit son récit en ces termes:
– Je disais donc que j'entr'ouvris doucement la porte de la chambre où nous entendions du bruit. Albert, cramponné après moi, tenait notre flambeau, Victor et Cécile me tiraient tant qu'ils pouvaient par mon tablier pour m'empêcher de tourner la clef. – Je pense que nous avions bien raison, dirent les petits peureux. – C'est vrai, reprit Gertrude, car à peine la porte fut-elle entrebaillée et eussé-je avancé la tête avec précaution, que l'esprit, mécontent sans doute, me sauta au visage sans que je le visse venir; il arracha mon bonnet, éteignit notre lumière, et courut après