L'île des pingouins. Anatole France. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Anatole France
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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l’antique Clio passe aujourd’hui pour une diseuse de sornettes. Et il pourra bien y avoir, à l’avenir, une histoire plus sûre, une histoire des conditions de la vie, pour nous apprendre ce que tel peuple, à telle époque, produisit et consomma dans tous les modes de son activité. Cette histoire sera, non plus un art, mais une science, et elle affectera l’exactitude qui manque à l’ancienne. Mais, pour se constituer, elle a besoin d’une multitude de statistiques qui font défaut jusqu’ici chez tous les peuples et particulièrement chez les Pingouins. Il est possible que les nations modernes fournissent un jour les éléments d’une telle histoire. En ce qui concerne l’humanité révolue, il faudra toujours se contenter, je le crains, d’un récit à l’ancienne mode. L’intérêt d’un semblable récit dépend surtout de la perspicacité et de la bonne foi du narrateur.

      Comme l’a dit un grand écrivain d’Alca, la vie d’un peuple est un tissu de crimes, de misères et de folies. Il n’en va pas autrement de la Pingouinie que des autres nations; pourtant son histoire offre des parties admirables, que j’espère avoir mises sous un bon jour.

      Les Pingouins restèrent longtemps belliqueux. Un des leurs, Jacquot le Philosophe, a dépeint leur caractère dans un petit tableau de moeurs que je reproduis ici et que, sans doute, on ne verra pas sans plaisir:

      «Le sage Gratien parcourait la Pingouinie au temps des derniers Draconides. Un jour qu’il traversait une fraîche vallée où les cloches des vaches tintaient dans l’air pur, il s’assit sur un banc au pied d’un chêne, près d’une chaumière. Sur le seuil une femme donnait le sein à un enfant; un jeune garçon jouait avec un gros chien; un vieillard aveugle, assis au soleil, les lèvres entr’ouvertes, buvait la lumière du jour.»

      Le maître de la maison, homme jeune et robuste, offrit à Gratien du pain et du lait.

      Le philosophe marsouin ayant pris ce repas agreste:

      – Aimables habitants d’un pays aimable, je vous rends grâces, dit-il. Tout respire ici la joie, la concorde et la paix.

      Comme il parlait ainsi, un berger passa en jouant une marche sur sa musette.

      – Quel est cet air si vif? demanda Gratien.

      – C’est l’hymne de la guerre contre les Marsouins, répondit le paysan. Tout le monde le chante ici. Les petits enfants le savent avant que de parler. Nous sommes tous de bons Pingouins.

      – Vous n’aimez pas les Marsouins?

      – Nous les haïssons.

      – Pour quelle raison les haïssez-vous?

      – Vous le demandez? Les Marsouins ne sont-ils pas les voisins des Pingouins?

      – Sans doute.

      – Eh bien, c’est pour cela que les Pingouins haïssent les Marsouins.

      – Est-ce une raison?

      – Certainement. Qui dit voisins dit ennemis. Voyez le champ qui touche au mien. C’est celui de l’homme que je hais le plus au monde. Après lui mes pires ennemis sont les gens du village qui grimpe sur l’autre versant de la vallée, au pied de ce bois de bouleaux. Il n’y a dans cette étroite vallée, fermée de toutes parts, que ce village et le mien: ils sont ennemis. Chaque fois que nos gars rencontrent ceux d’en face, ils échangent des injures et des coups. Et vous voulez que les Pingouins ne soient pas les ennemis des Marsouins! Vous ne savez donc pas ce que c’est que le patriotisme? Pour moi, voici les deux cris qui s’échappent de ma poitrine: «Vivent les Pingouins! Mort aux Marsouins!»

      Durant treize siècles, les Pingouins firent la guerre à tous les peuples du monde, avec une constante ardeur et des fortunes diverses. Puis en quelques années ils se dégoûtèrent de ce qu’ils avaient si longtemps aimé et montrèrent pour la paix une préférence très vive qu’ils exprimaient avec dignité, sans doute, mais de l’accent le plus sincère. Leurs généraux s’accommodèrent fort bien de cette nouvelle humeur; toute leur armée, officiers, sous-officiers et soldats, conscrits et vétérans, se firent un plaisir de s’y conformer; ce furent les gratte-papier, les rats de bibliothèque qui s’en plaignirent et les culs-de-jatte qui ne s’en consolèrent pas.

      Ce même Jacquot le Philosophe composa une sorte de récit moral dans lequel il représentait d’une façon comique et forte les actions diverses des hommes; et il y mêla plusieurs traits de l’histoire de son propre pays. Quelques personnes lui demandèrent pourquoi il avait écrit cette histoire contrefaite et quel avantage, selon lui, en recueillerait sa patrie.

      – Un très grand, répondit le philosophe. Lorsqu’ils verront leurs actions ainsi travesties et dépouillées de tout ce qui les flattait, les Pingouins en jugeront mieux et, peut-être, en deviendront-ils plus sages.

      J’aurais voulu ne rien omettre dans cette histoire de tout ce qui peut intéresser les artistes. On y trouvera un chapitre sur la peinture pingouine au moyen âge, et, si ce chapitre est moins complet que je n’eusse souhaité, il n’y a point de ma faute, ainsi qu’on pourra s’en convaincre en lisant le terrible récit par lequel je termine cette préface.

      L’idée me vint, au mois de juin de la précédente année, d’aller consulter sur les origines et les progrès de l’art pingouin le regretté M. Fulgence Tapir, le savant auteur des Annales universelles de la peinture, de la sculpture et de l’architecture.

      Introduit dans son cabinet de travail, je trouvai, assis devant un bureau à cylindre, sous un amas épouvantable de papiers, un petit homme merveilleusement myope dont les paupières clignotaient derrière des lunettes d’or.

      Pour suppléer au défaut de ses yeux, son nez allongé, mobile, doué d’un tact exquis, explorait le monde sensible. Par cet organe, Fulgence Tapir se mettait en contact avec l’art et la beauté. On observe qu’en France, le plus souvent, les critiques musicaux sont sourds et les critiques d’art aveugles. Cela leur permet le recueillement nécessaire aux idées esthétiques. Croyez-vous qu’avec des yeux habiles à percevoir les formes et les couleurs dont s’enveloppe la mystérieuse nature, Fulgence Tapir se serait élevé, sur une montagne de documents imprimés et manuscrits, jusqu’au faîte du spiritualisme doctrinal et aurait conçu cette puissante théorie qui fait converger les arts de tous les pays et de tous les temps à l’institut de France, leur fin suprême?

      Les murs du cabinet de travail, le plancher, le plafond même portaient des liasses débordantes, des cartons démesurément gonflés, des boîtes où se pressait une multitude innombrable de fiches, et je contemplai avec une admiration mêlée de terreur les cataractes de l’érudition prêtes à se rompre.

      – Maître, fis-je d’une voix émue, j’ai recours à votre bonté et à votre savoir, tous deux inépuisables. Ne consentiriez-vous pas à me guider dans mes recherches ardues sur les origines de l’art pingouin?

      – Monsieur, me répondit le maître, je possède tout l’art, vous m’entendez, tout l’art sur fiches classées alphabétiquement et par ordre de matières. Je me fais un devoir de mettre à votre disposition ce qui s’y rapporte aux Pingouins. Montez à cette échelle et tirez cette boîte que vous voyez là-haut. Vous y trouverez tout ce dont vous avez besoin.

      J’obéis en tremblant. Mais à peine avais-je ouvert la fatale boîte que des fiches bleues s’en échappèrent et, glissant entre mes doigts, commencèrent à pleuvoir. Presque aussitôt, par sympathie, les boîtes voisines s’ouvrirent et il en coula des ruisseaux de fiches roses, vertes et blanches, et de proche en proche, de toutes les boîtes les fiches diversement colorées se répandirent en murmurant comme, en avril, les cascades sur le flanc des montagnes. En une minute elles couvrirent le plancher d’une couche épaisse de papier. Jaillissant de leurs inépuisables réservoirs avec un mugissement sans cesse grossi, elles précipitaient de seconde en seconde leur chute torrentielle. Baigné jusqu’aux genoux, Fulgence Tapir, d’un nez attentif, observait le cataclysme; il en reconnut la cause et pâlit d’épouvante.

      – Que d’art! s’écria-t-il.

      Je l’appelai, je me penchai pour l’aider à gravir l’échelle qui pliait sous l’averse. Il était trop tard.