Pierre Loti
LES DERNIERS JOURS DE PÉKIN
A MONSIEUR LE VICE-AMIRAL POTTIER
Commandant en chef l’escadre d’Extrême-Orient.
Amiral,
Les notes que j’ai envoyées de Chine au Figaro vont être réunies en un volume qui sera publié à Paris avant mon retour, sans qu’il me soit possible d’y revoir. Je suis donc un peu inquiet de ce que pourra être un tel recueil, qui contiendra sans doute maintes redites; mais je vous demande cependant de vouloir bien en accepter la dédicace, comme un hommage du profond et affectueux respect de votre premier aide de camp. Vous serez d’ailleurs indulgent à ce livre plus que personne, parce que vous savez dans quelles conditions il a été écrit, au jour le jour, pendant notre pénible campagne, au milieu de l’agitation continuelle de notre vie de bord.
Je me suis borné à noter les choses qui ont passé directement sous mes yeux au cours des missions que vous m’avez données et d’un voyage que vous m’avez permis de faire dans une certaine Chine jusqu’ici à peu près inconnue.
Quand nous sommes arrivés dans la mer Jaune, Pékin était pris et les batailles finissaient; je n’ai donc pu observer nos soldats que pendant la période de l’occupation pacifique; là, partout, je les ai vus bons et presque fraternels envers les plus humbles Chinois. Puisse mon livre contribuer pour sa petite part à détruire d’indignes légendes éditées contre eux!…
Peut-être me reprocherez-vous, amiral, de n’avoir presque rien dit des matelots restés sur nos navires, qui ont été constamment à la peine, sans une défaillance de courage ni un murmure, pendant notre long et mortel séjour dans les eaux du Petchili. Pauvres séquestrés, qui habitaient entre leurs murailles de fer! Ils n’avaient point comme leurs chefs, pour les soutenir, les responsabilités qui sont l’intérêt de la vie, ni le stimulant des résolutions graves à prendre; ils ne savaient rien; ils ne voyaient rien, pas même dans le lointain la sinistre côte. Malgré la lourdeur de l’été chinois, des feux étaient allumés nuit et jour dans leurs cloîtres étouffants; ils vivaient baignés d’humidité chaude, trempés de sueur, ne sortant que pour aller s’épuiser à des manoeuvres de force, dans les canots, par mauvais temps, parfois sur des mers démontées au milieu des nuits noires. Il suffit de regarder à présent leurs figures décolorées et maigries pour comprendre combien a été déprimant leur rôle obscur.
Mais voilà, si j’avais conté la monotonie de leurs fatigues, toujours pareilles, et de leurs dévouements silencieux de toutes les heures, personne n’aurait eu la patience de me lire.
Pierre Loti
I. ARRIVÉE DANS LA MER JAUNE
Lundi 24 septembre 1900.
L’extrême matin, sur une mer calme et sous un ciel d’étoiles. Une lueur à l’horizon oriental témoigne que le jour va venir, mais il fait encore nuit. L’air est tiède et léger… Est-ce l’été du Nord, ou bien l’hiver des chauds climats? Rien en vue nulle part, ni une terre, ni un feu, ni une voile; aucune indication de lieu: une solitude marine quelconque, par un temps idéal, dans le mystère de l’aube indécise.
Et, comme un léviathan qui se dissimulerait pour surprendre, le grand cuirassé s’avance silencieusement, avec une lenteur voulue, sa machine tournant à peine.
Il vient de faire environ cinq mille lieues, presque sans souffler, donnant constamment, par minute, quarante-huit tours de son hélice, effectuant d’une seule traite, sans avaries d’aucune sorte et sans usure de ses rouages solides, la course la plus longue et la plus soutenue en vitesse qu’un monstre de sa taille ait jamais entreprise, et battant ainsi, dans cette épreuve de fond, des navires réputés plus rapides, qu’à première vue on lui aurait préférés.
Ce matin, il arrive au terme de sa traversée, il va atteindre un point du monde dont le nom restait indifférent hier encore, mais vers lequel les yeux de l’Europe sont à présent tournés: cette mer, qui commence de s’éclairer si tranquillement, c’est la mer Jaune, c’est le golfe du Petchili par où l’on accède à Pékin. Et une immense escadre de combat, déjà rassemblée, doit être là tout près, bien que rien encore n’en dénonce l’approche.
Depuis deux ou trois jours, dans cette mer Jaune, nous nous sommes avancés par un beau temps de septembre. Hier et avant-hier, des jonques aux voiles de nattes ont croisé notre route, s’en allant vers la Corée; des côtes, des îles nous sont aussi apparues, plus ou moins lointaines; mais en ce moment le cercle de l’horizon est vide de tous côtés.
A partir de minuit, notre allure a été ainsi ralentie afin que notre arrivée – qui va s’entourer de la pompe militaire obligatoire – n’ait pas lieu à une heure trop matinale, au milieu de cette escadre où l’on nous attend.
Cinq heures. Dans la demi-obscurité encore, éclate la musique du branle-bas, la gaie sonnerie de clairons qui chaque matin réveille les matelots. C’est une heure plus tôt que de coutume, afin qu’on ait assez de temps pour la toilette du cuirassé, qui est un peu défraîchi d’aspect par quarante-cinq jours passés à la mer. On ne voit toujours que l’espace et le vide; cependant la vigie, très haut perchée, signale sur l’horizon des fumées noires, – et ce petit nuage de houille, qui d’en bas n’a l’air de rien, indique là de formidables présences; il est exhalé par les grands vaisseaux de fer, il est comme la respiration de cette escadre sans précédent, à laquelle nous allons nous joindre.
D’abord la toilette de l’équipage, avant celle du bâtiment: pieds nus et torse nu, les matelots s’éclaboussent à grande eau, dans la lumière qui vient; malgré le surmenage constant, ils ne sont nullement fatigués, pas plus que le vaisseau qui les porte. Le Redoutable est du reste, de tous ces navires si précipitamment partis, le seul qui en chemin, dans les parages étouffants de la mer Rouge, n’ait eu ni morts ni maladies graves.
Maintenant, le soleil se lève, tout net sur l’horizon de la mer, disque jaune qui surgit lentement de derrière les eaux inertes. Pour nous, qui venons de quitter les régions équatoriales, ce lever, très lumineux pourtant, a je ne sais quoi d’un peu mélancolique et de déjà terni, qui sent l’automne et les climats du Nord. Vraiment il est changé, ce soleil, depuis deux ou trois jours. Et puis il ne brûle plus, il n’est plus dangereux, on cesse de s’en méfier.
Là-bas devant nous, sous le nuage de houille, des choses extra-lointaines commencent de s’indiquer, perceptibles seulement pour des yeux de marin; une forêt de piques, dirait-on, qui seraient plantées au bout, tout au bout de l’espace, presque au delà du cercle où s’étend la vue. Et nous savons ce que c’est: des cheminées géantes, de lourdes mâtures de combat, l’effrayant attirail de fer qui, avec la fumée, révèle de loin les escadres modernes.
Quand notre grand lavage du matin s’achève, quand les seaux d’eau de mer, lancés à tour de bras, ont fini d’inonder toutes choses, le Redoutable reprend sa vitesse (sa vitesse moyenne de onze noeuds et demi, qu’il avait gardée depuis son départ de France). Et, pendant que les matelots s’empressent à faire reluire ses aciers et ses cuivres, il recommence de tracer son profond sillage sur la mer tranquille.
Dans les fumées de l’horizon, les objets se démêlent et se précisent; on distingue, sous les mâtures innombrables, les masses de toute forme et de toute couleur qui sont des navires. Posée entre l’eau calme et le ciel pâle, la terrible compagnie apparaît tout entière, assemblage de monstres étranges, les uns blancs et jaunes, les autres blancs et noirs, les autres couleur de vase ou couleur de brume pour se mieux dissimuler; des dos bossus, des flancs à demi noyés et sournois, d’inquiétantes carapaces; leurs structures varient suivant la conception des différents peuples pour les machines à détruire, mais tous, pareillement, soufflent l’horrible fumée de houille qui ternit la lumière du matin.
On ne voit toujours rien des côtes chinoises, pas plus que si on en était à mille lieues ou si elles n’existaient pas. Cependant, c’est bien ici Takou, le lieu de ralliement vers lequel, depuis tant de jours, nos esprits étaient tendus. Et c’est la Chine, très proche bien qu’invisible, qui attire par son immense voisinage cette troupe de bêtes de proie, et qui les immobilise, comme des fauves en arrêt, sur ce point précis de la mer, que l’on dirait quelconque.
L’eau, en cette région de moindre