La plus jeune, Rosé-Marie, a le visage marqué de quelques rides mais le corps souple et gracieux. Elle porte une robe légère en lin bleu, qui découvre ses épaules rondes et bronzées. À son allure, on voit bien qu’elle n’est pas d’ici. Pas du village.
L’autre, Roseline, paraît sans âge. Elle est de l’éternité. Le visage plissé de ridules et le corps mince et sec, perdu dans une robe sombre. Ses mouveme nts sont lents mais précis et le regard reste vif, à l’affût du moindre envol d’oiseau ou d’insecte dans ce lieu de silence. Sa main ne tremble pas, son dos est droit.
– Alors, vous êtes revenue sur la tombe de votre grand-mère? interroge la vieille. C’est rare de voir des jeunes par ici. Ils n’ont plus le temps de faire la causette avec leurs disparus. Remarquez, je ne critique pas. Il est un temps pour chaque chose. Aujourd’hui, j’ai besoin de ce lien avec mes invisibles. Mes deux parents sont enterrés ici, dans le même caveau. Je viens leur rendre visite plusieurs fois par semaine. D’ici peu, je reposerai à côté d’eux, ma place est déjà retenue. Cela ne me fait pas peur. Au contraire, cela m’apaise de savoir où j’irai.
– Quand donc sont-ils décédés? Je vous ai toujours connue seule, dit Rosé-Marie.
– Ils ne venaient que rarement au village. Ils sont morts à la fleur de l’âge. À trois ans d’intervalle. Mon père, le premier, d’une hémorragie cérébrale, à cinquante ans. Et ma mère, d’un cancer fulgurant. Moi, j’habite ici depuis mes huit ans. J’ai vécu avec ma grand-mère maternelle après le divorce de mes parents. Ils étaient journalistes tous les deux. Alors, pensez, on ne les voyait jamais longtemps. Toujours à courir après les nouvelles.
– Journaliste, un métier passionnant. Ils devaient en avoir des histoires à vous raconter lorsqu’ils revenaient.
– Croyez-vous? Mon père était reporter international. Toujours sur les lignes de front. Quand il rentrait, c’était pour se reposer. Il m’interdisait même d’allumer la radio. Ma mère, elle, tenait la rubrique de mode dans un magazine féminin de l’époque. Son journal s’intitulait Anne-Marie. Je me souviens seulement des couvertures avec ces visages et ces silhouettes de femmes tellement différentes de celles du village. Des élégantes qui paraissaient n’avoir ni maison, ni mari, ni enfants. On aurait dit qu’elles étaient faites en cire ou en porcelaine, comme ces poupées que ma mère me rapportait parfois de la ville. Si fines, si joliment habillées, si fragiles aussi! Ma grand-mère m’obligeait à les poser sur l’étagère du salon où je pouvais les regarder mais pas les toucher. Non, mes parents ne me parlaient pas de leur métier et d’ailleurs cela ne m’intéressait pas. Nous vivions dans des mondes étrangers. Moi au village, eux à la ville. La seule chose qui m’importait, c’était de serrer très fort, chaque soir, ma clé du bonheur. Ce secret-là, je ne le partageais avec personne. Pas même avec ma grand-mère. Vous qui écrivez des histoires, vous devriez raconter cela. Si vous avez le temps, je veux bien vous en parler.
Après avoir arrosé les fleurs de leurs tombes, les deux femmes reprennent le chemin du village, côte à côte. Peu à peu, une connivence s’installe, elles accordent leur démarche et leur respiration. La lenteur de la plus âgée apaise la tension que l’on perçoit dans les mouvements de la plus jeune. En retour, la vivacité de la cadette donne un élan à l’aînée dont la voix s’anime.
Elles arrivent bientôt à la maison de Roseline, à l’entrée du hameau. La vieille pousse la porte et s’efface devant sa compagne qui pénètre la première dans la cuisine. Dans la pièce aux volets clos règne une agréable fraîcheur. La pénombre les absorbe toutes les deux. Rosé-Marie ôte ses lunettes de soleil et s’éponge le nez avec un mouchoir en papier. Roseline sert une menthe à l’eau. Un sirop qu’elle fabrique avec les plantes du jardin. Elle dépose sur la toile cirée une boîte métallique remplie de biscuits secs. Une pâte croquante qu’il faut casser à petits coups de dents incisifs et qui laisse sur la langue une saveur d’amandes et de pignons.
Après quelques minutes de silence, Roseline se lève et se dirige vers le fond de la pièce. Elle y décroche une épaisse clé de métal gris suspendue à côté de la porte du jardin.
– La voici. C’est la clé du bonheur! Celle dont je vous ai parlé. Depuis mes huit ans, elle ne m’a jamais quittée.
La vieille dame tend la clé à Rosé-Marie qui la presse entre les mains. Les dessins du paneton s’inscrivent dans ses paumes. L’objet est magique, elle le pressent.
Mise en confiance par ces gestes d’amoureuse, Roseline commence à raconter.
– Je venais d’avoir huit ans. C’était l’été. Je vivais à Bruxelles avec mes parents. J’allais à l’école, j’étudiais bien, j’étais une petite fille très sage. Mon père partait souvent en voyage pour son journal; ma mère pleurait parfois, en cachette, le soir, dans l’obscurité du salon. Je faisais semblant de ne pas l’entendre pour ne pas lui faire honte. J’avais compris que les grandes personnes n’aiment pas montrer leurs émotions, surtout devant les enfants. Lorsque mon père rentrait, il y avait quelquefois des disputes avec des cris étouffés dans la cuisine. On m’envoyait dans ma chambre, en disant: «Ce n’est rien! Va dormir.
Ne t’occupe pas de cela, c’est une affaire entre grandes personnes.»
Je m’endormais, convaincue qu’il y avait des disputes dans toutes les familles et que cela ne changeait rien au cours des choses.
Cet été-là, une surprise m’attendait! Maman m’annonça que j’irais en vacances à la campagne chez mon oncle Nicolas et ma tante Berthe. J’accueillis la nouvelle avec joie car chez eux je pouvais jouer au jardin et jouir d’une liberté de mouvement impossible dans notre petit appartement.
Tout se passa comme prévu. Un séjour de rêve! Tante Berthe et oncle Nicolas me traitaient comme une petite princesse. Au petit-déjeuner, je pouvais choisir les biscuits ou les crèmes que je préférais. Tout le jour, ce n’était que plaisirs, jeux et découvertes. Et le soir, nous dînions joyeusement tous les trois sur la terrasse.
Mon moment préféré se situait au début de l’après-midi, lorsque ma tante faisait la sieste et que mon oncle m’emmenait au potager. Il détachait cette clé de la patère où elle était suspendue à côté des vêtements d’extérieur. J’enfilais un vieux tablier de Berthe dont Nicolas nouait les rubans en faisant deux fois le tour de ma taille et j’emportais mes outils: un petit arrosoir et un râteau.
Je suivais fièrement mon oncle le long de l’allée de gravier qui traversait la pelouse et menait à une porte de bois peinte en vert.
Mon oncle me tendait la clé. Je la faisais tourner dans la serrure bien huilée en la tenant fort des deux mains. J’appuyais de tout mon corps contre le lourd portail. Il s’ouvrait en grinçant. Je découvrais le paradis!
Pendant deux heures, je m’affairais entre les carrés de légumes, arrosant, arrachant les mauvaises herbes ou encore cueillant les petits pois ou les haricots pour le repas du soir. Oncle Nicolas m’expliquait comment m’y prendre et me montrait les gestes précis qui facilitaient ma tâche. Parfois, il m’appelait:
– Viens voir, petiote, la jolie chenille verte que j’ai trouvée. Regarde comme elle se tortille pour avancer. On dirait qu’elle danse.
D’autres fois, nous jouions à nous asperger d’eau avec les arrosoirs.
Je vivais un enchantement! Je découvrais une plénitude par le contact de ma peau avec la terre et les plantes. Il y avait aussi la présence, à la fois pataude et joyeuse, de ce gros bonhomme qu’était mon oncle. Une sorte d’ours débonnaire qui mêlait puissance virile et douceur bougonne. Près de cet hommelà, je me sentais tranquille. Rien de mauvais ne pouvait m’arriver. Je m’abandonnais à la joie de vivre. Bouger, respirer et même suer dans ce petit enclos du bout du monde représentait le bonheur.
Vers les quatre heures, nous allions retrouver tante Berthe qui avait préparé le goûter et je remettais la clé à sa place.
Les heures et les jours filaient, simples et pleins. Je fus très étonnée lorsque ma tante annonça que ma mère avait téléphoné et qu’elle viendrait me rechercher le lendemain.