Recherches nouvelles sur l'histoire ancienne, tome II
SUITE DE LA CHRONOLOGIE D’HÉRODOTE
Chronologie des rois de Perse cités par les Orientaux modernes, sous le nom de Dynastie Pishdad et Kéan.—Époques de Zohak, de Feridoun et du législateur Zerdoust, dit Zoroastre.
EN quel temps a vécu le législateur célèbre appelé Zoroaster par les Grecs, et Zardast ou Zerdoust par les Orientaux? et en quels siècles doit-on placer les deux dynasties Pishdâd et Kéân ou Kaîan, que les Perses modernes prétendent avoir existé chez eux antérieurement ou contradictoirement aux récits des Grecs? Tels sont les deux problèmes qui vont nous occuper dans ce chapitre: examinons d’abord le premier.
§ 1.
Époque du législateur Zoroastre
Tous les historiens nous parlent de Zoroastre comme d’un législateur religieux, beaucoup plus célèbre en Asie et presque aussi ancien que Moïse; et néanmoins, dès le premier siècle de l’ère chrétienne, l’époque où il vécut était devenue une question si obscure, que Pline le Naturaliste, cet homme d’une érudition si vaste, qui eut en main les écrits de tant d’auteurs, n’osa prononcer autre chose que le doute. Dans nos temps modernes, et surtout dans les XVIe et XVIIe siècles, la réserve de Pline a été imitée par le plus grand nombre des savants, qui n’ont pu concilier les dissonances chronologiques des auteurs grecs et latins; mais ceux du XVIIIe siècle, plus hardis, se sont crus plus heureux. Les extraits d’une foule de livres orientaux ayant été produits, d’abord par notre d’Herbelot, en sa Bibliothèque orientale (publiée en 1697), puis par le professeur Thomas Hyde, Anglais, dans son livre latin de la Religion des anciens Perses, imprimé en 1700, l’on crut avoir découvert dans l’Asie moderne une vérité historique restée inconnue dans l’Occident. En effet, tous les livres arabes et persans que l’on cite, semblent s’accorder à placer Zoroastre vers le règne de Darius Hystaspes, roi de Perse; et néanmoins, en les pressant sur les dates précises, on les trouve indécis et flottants entre les années 250, 280 et même 300 avant Alexandre. Les critiques sont surtout choqués de voir réduire à cinq générations la série des rois de Perse, que les monuments les plus authentiques des Macédoniens et des Romains, attestent avoir été de treize princes; et de ne rencontrer aucune mention distincte des règnes de Xercès et de Kyrus, qui agitèrent si profondément l’Asie. Ces objections et plusieurs autres non moins graves que nous verrons, ne durent pas échapper au professeur Hyde; mais séduit par l’éclat de la nouveauté et par le paradoxe spécieux, que les Orientaux, à titre d’indigènes, doivent connaître leur pays mieux que des étrangers, tels que les Grecs et les Romains, Hyde épousa avec passion le système asiatique, et crut avoir prouvé le premier que réellement Zoroastre avait paru sous le règne de Darius Hystaspes. Entraîné par l’autorité de son compatriote, Prideaux s’efforça de colorer son hypothèse, et la répandit de plus en plus dans son livre de l’Histoire des Juifs; et parce qu’ensuite elle a été adoptée par les auteurs de l’Histoire universelle, l’on peut dire que l’opinion de Hyde est devenue dominante et presque classique. Elle faillit d’être renversée chez nous, lorsqu’Anquetil du Perron nous apporta de l’Inde les prétendus ouvrages de Zoroastre, et que dans la Vie de ce législateur1, il déclara que l’opinion de Hyde lui semblait une hypothèse sujette à de grandes difficultés; mais par la suite il lui donna une nouvelle force, en l’adoptant dans un mémoire spécial2, où, par un trait bizarre et caractéristique, il censure Hyde pour avoir eu trop de confiance aux Orientaux, et pour avoir mal soutenu leur thèse: par un autre cas singulier, c’est en lisant la censure d’Anquetil et ses arguments, que nous avons senti les plus grands motifs de douter, et qu’ensuite découvrant le vice de sa méthode et de celle de Hyde, nous en avons employé une meilleure, en prenant, non pas le rôle d’avocat qui plaide une cause, mais de rapporteur qui pèse les raisons de part et d’autre, et qui surtout interroge les narrateurs par ordre de dates, pour remonter aux sources premières des faits et des opinions: le lecteur va juger ce débat.
D’abord il est bien reconnu que les livres apportés de l’Inde par Anquetil, comme livres de Zoroastre, n’ont jamais été écrits par ce législateur, et qu’ils sont simplement des légendes et des liturgies composées par des mages mobeds et herbeds3, à des époques non déterminées, mais tardives et parallèles aux règnes des Sasanides, c’est-à-dire depuis l’an 226 de notre ère jusque vers l’an 1200. Le Boundehesch lui-même, que du Perron nous présente comme une Genèse ou Cosmogonie perse, le Boundehesch porte des preuves incontestables de modernité, puisque parmi ses résumés des temps écoulés, après avoir parlé de Zohâk, de Féridoun, etc., il cite d’abord Eskander Roumi, c’est-à-dire Alexandre le romain, comme ayant régné 14 ans; puis les rois Asganiens (Arsakides), comme ayant régné 284 ans; puis la durée des Sasanides, 260 ans; puis enfin la venue des Arabes4. Et l’auteur de ce livre, le plus important, le seul important de toutes ces ennuyeuses et stériles légendes, nous donne la preuve de son ignorance (disons même de sa mauvaise foi), lorsqu’il attribue 14 ans de règne à Alexandre le romain, au lieu du grec, qui n’en régna que 6; et lorsqu’il réduit à 284, l’intervalle écoulé entre Arsak et Ardechir, qui fut de 481.
Un second fait également certain, c’est qu’aucun des écrivains persans ou arabes dont on s’autorise n’a publié avant le premier siècle de l’ère musulmane (730 à 750 de notre ère), et que les plus célèbres historiens et poètes, tels que Ferdousi et Mirkhond, ne datent, savoir, le premier que de l’an 1000, et le second de l’an 1500 de notre ère; et de quelles sources, de quels monuments ont-ils tiré leurs récits? Quelques Européens, préoccupés ou superficiels, nous répondent que ce fut de leurs monuments nationaux. Mais les Musulmans eux-mêmes conviennent que les Arabes, vainqueurs de Iezdeguerd, en 652, et, depuis cette époque, dévastateurs plutôt que possesseurs de la Perse, proscrivirent les adorateurs du feu et leurs livres, avec ce zèle et cette fureur qui leur firent brûler la bibliothèque d’Alexandrie; et ces livres, tous manuscrits, par conséquent rares et chers, comme ils le sont toujours en Asie, purent d’autant moins échapper à la proscription, qu’ils étaient écrits en lettres absolument différentes des lettres arabes…; que déja ils avaient subi des persécutions de secte à secte, sous leurs propres rois, et que les guerres non interrompues depuis Alexandre, après avoir détruit les originaux, s’étaient opposées à la reproduction des copies et à la culture de l’histoire. Telle fut la dépopulation des monuments et des livres perses, que vers l’an 1000 de notre ère, le sultan Mahmoud, fils de Sebekteghin, voulant connaître l’histoire du pays qu’il avait conquis, ne put se procurer aucun écrit de ce genre, et qu’il fut obligé de donner commission à l’Arabe Deqiqi, de recueillir les romances, les traditions, les contes populaires des diverses contrées de l’empire persan, pour en retirer quelque instruction. Or comment l’Arabe Deqiqi rend-il compte de ses recherches? En vers, c’est-à-dire en poète arabe, riche de contes et d’hyperboles; et c’est sur ce canevas principal que Ferdousi a composé son Histoire royale (Shah-Nameh), également en vers, au nombre de 60 mille distiques. Or que peut-on attendre de traditions populaires, défigurées de génération en génération par les narrateurs, et brodées ensuite par l’imagination sans frein qui dicta les Mille et une Nuits? Aussi ces prétendues histoires de la Perse ancienne, et même moderne, jusqu’au temps des Arabes, ne sont-elles qu’un tissu d’anachronismes et d’invraisemblances: l’on ne conçoit pas comment des Européens, hommes sensés, tels que Prideaux et les auteurs de l’Histoire universelle, au lieu d’examiner d’abord et de discuter les sources et les moyens d’instruction des écrivains persans et arabes, semblent ne s’être étudiés qu’à établir l’authenticité de leurs récits, et à substituer au désordre le plus évident un ordre factice, ayant pour objet d’en masquer les grossiers défauts5. Sans doute, avec ce qu’on nomme de l’esprit il est possible de tout soutenir et de tout contester; mais, en histoire, l’esprit n’est que l’art d’apercevoir la vérité ou de la faire ressortir; et