NOTICE SUR PÉRICLÈS
Si cette étrange tragédie doit être rangée parmi les productions de Shakspeare1, il est incontestable qu'elle appartient, et à la jeunesse du poëte, et à l'enfance de l'art. Malone ne croit pas qu'il existe en anglais une pièce plus incorrecte, plus défectueuse, et par la versification, et par l'invraisemblance du plan général. Le héros, vrai coureur d'aventures, voyage continuellement. Un acte entier se passe dans un mauvais lieu, etc., etc.; il est même une scène qui indigne tellement un commentateur (je crois que c'est Steevens), qu'il déclare qu'un des personnages mériterait le fouet, et que l'autre, tout roi qu'il est, devrait être renvoyé dans les coulisses à coups de pied. Il est nécessaire cependant pour l'histoire de l'art de faire connaître ses premiers efforts, et, pour l'histoire du goût, d'apprécier ces ébauches informes qui étaient applaudies chaque soir, dans leur temps, et imprimées in-4°, comme Périclès, avec le titre d'admirable tragédie. On se demandera peut-être aussi comment, dans ces époques arriérées où une grange servait souvent de salle, on pouvait représenter des pièces d'une exécution aussi difficile que Périclès, dont la plus grande partie du dernier acte se passe en pleine mer et sur des vaisseaux. Les machinistes de notre opéra moderne seraient peut-être eux-mêmes embarrassés pour figurer la scène où le développement de l'action transporte ses personnages. Il faut croire que l'imagination complaisante du spectateur se prêtait à la licence du poëte, et voyait sur le théâtre ce qui n'y existait pas: mer, vaisseaux, palais, forêts, etc.
L'histoire sur laquelle est fondée la tragédie de Périclès, dit Malone, auquel nous empruntons ces détails, est d'une antiquité reculée; on la trouve dans un livre jadis très-populaire, intitulé Gesta Romanorum, écrit, à ce qu'on suppose, il y a plus de cinq cents ans; elle est également racontée par le vieux Gower, dans sa Confessio amantis, livre VIII. Il existe en français un ancien roman sur le même sujet, intitulé le roi Apollyn de Thyr, par Robert Copland. Mais puisque l'auteur de Périclès a introduit Gower dans sa pièce, il est tout naturel de penser qu'il a suivi surtout l'ouvrage de ce poëte dont il a même évidemment emprunté plusieurs expressions.
Steevens cite plusieurs autres histoires de Périclès, tantôt appelé roi, tantôt prince, et plus souvent Apollonius que Périclès: nous ne donnerons que les titres de trois traductions françaises, en faisant observer qu'une histoire si populaire se recommandait d'elle-même aux poëtes dramatiques.
1° La chronique d'Apollyn, roy de Thyr, in-4°. Genève, sans date.
2° Plaisante et agréable histoire d'Apollonius, prince de Tyr, en Afrique, et roi d'Antioche, traduit par Gilles Corozet, in-8°, Paris, 1530.
3° Dans le septième volume des Histoires tragiques de François Belleforêt: Accidents divers advenus à Apollonie, roy des Tyriens; ses malheurs sur mer, ses pertes de femme et fille, et la fin heureuse de tous ensemble.
ANTIOCHUS, roi d'Antioche.
PÉRICLÈS, prince de Tyr.
HÉLICANUS, | seigneurs de Tyr.
ESCANÈS, |
SIMONIDE, roi de Pentapolis2.
CLÉON, gouverneur de Tharse.
LYSIMAQUE, gouverneur de Mitylène.
CÉRIMON, seigneur d'Éphèse.
THALIARD, seigneur d'Antioche.
PHILÉMON, valet de Cérimon.
LÉONIN, valet de Dionysa.
UN MARÉCHAL.
UN ENTREMETTEUR et SA FEMME.
BOULT, leur valet.
GOWER, personnage du choeur.
LA FILLE D'ANTIOCHUS.
THAISA, fille de Simonide.
DIONYSA, femme de Cléon.
MARINA, fille de Périclès et de Thaïsa.
LYCHORIDA, nourrice de Marina.
DIANA.
ACTE PREMIER
GOWER. – Le vieux Gower renaît de ses cendres pour répéter une ancienne histoire; se soumettant de nouveau aux infirmités de l'homme pour charmer vos oreilles, et amuser vos yeux. Ce sujet fut jadis chanté la veille des fêtes: des seigneurs et des dames le lisaient alors comme récréation: son but est de rendre le monde plus vertueux; et quo antiquius eo metius. Si vous, qui êtes nés dans ces temps modernes où l'esprit est plus cultivé, vous acceptiez mes vers, si le chant d'un vieillard pouvait vous donner quelque plaisir, je désirerais jouir encore de la vie pour la consumer pour vous, comme la flamme d'une torche.
La ville que vous voyez fut bâtie par Antiochus le Grand, pour être sa capitale; c'est la plus belle cité de la Syrie. (Je répète ce que dit mon auteur.) Ce monarque prit une épouse qui en mourant laissa une fille si aimable, si gracieuse, et si belle, qu'il semblait que le ciel l'eût comblée de tous ses dons. Le père conçut de l'amour pour elle, et la provoqua à l'inceste. Père coupable! engager son enfant à faire le mal, c'est ce que nul ne devrait faire. La longue habitude leur persuada que ce qu'ils avaient commencé n'était pas un péché. La beauté de cette fille criminelle fit accourir plusieurs princes pour la demander en mariage et jouir de ses charmes. Pour la garder et éloigner d'elle les autres hommes, le père déclara, par une loi, que celui qui la voudrait pour sa femme devinerait une énigme sous peine de la vie. Plusieurs prétendants moururent pour elle, comme l'attestent les têtes exposées à vos regards: ce qui suit va être soumis au jugement de vos yeux, et je leur demande de l'indulgence pour ce spectacle.
SCÈNE I
ANTIOCHUS. – Jeune prince de Tyr, vous êtes instruit du danger de ce que vous osez entreprendre.
PÉRICLÈS. – Oui, Antiochus, et mon âme, enhardie par la gloire qui l'attend, compte pour rien la mort que je risque.
ANTIOCHUS. – Amenez notre fille, parée comme une fiancée, et digne des embrassements de Jupiter lui-même. A sa naissance (où présida Lucine), la nature la combla de ses dons; et toutes les planètes s'assemblèrent pour réunir en elle leurs différentes perfections.
PÉRICLÈS. – Voyez-la venir, parée comme le printemps. Les grâces sont ses sujettes, et sa pensée, reine des vertus, dispense la gloire aux mortels. Son visage est le livre des louanges, où l'on ne lit que de rares plaisirs, comme si le chagrin en était expulsé pour toujours, et que la colère farouche ne pût jamais être la compagne de sa douceur. O vous, dieux qui me créâtes homme et sujet de l'amour, vous qui avez allumé dans mon sein le désir de goûter le fruit de cet arbre céleste ou de mourir dans l'aventure, soyez mes soutiens; fils et serviteur de vos volontés, que je puisse obtenir cette félicité infinie.
ANTIOCHUS. – Prince Périclès…
PÉRICLÈS. – Qui voudrais être fils du grand Antiochus.
ANTIOCHUS. – Devant toi est cette belle Hespéride avec ses fruits d'or qu'il est dangereux de toucher, car des dragons qui donnent la mort sont là pour t'effrayer. Son visage, comme le ciel, t'invite à contempler une gloire inestimable à laquelle le mérite seul peut prétendre, tandis que tout ton corps doit mourir par l'imprudence de ton oeil, si le mérite te manque. Ces princes jadis fameux, amenés ici comme toi par la renommée, et rendus hardis par le désir, avec leur langue muette et leurs pâles visages qui n'ont d'autres linceuls que ce champ d'étoiles, t'avertissent qu'ils ont péri martyrs dans la guerre de Cupidon. Leurs joues mortes te dissuadent de te jeter dans le piège inévitable de la mort.
PÉRICLÈS. – Antiochus, je te remercie: