Yvonne. Delpit Édouard. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Delpit Édouard
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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paysanne d'âge mûr, vêtue du costume bas-breton, se précipita, les paupières gonflées, hors d'elle-même, par l'inquiétude des dernières heures.

      – Seigneur Jésus! monsieur le marquis, dans quel état elle nous revient!

      Le marquis, taillé en hercule, fléchissait presque sous les mouvements désordonnés de la malheureuse. Il avait peine à la retenir. La paysanne tenta de lui venir en aide.

      – Non, Annick, commanda-t-il, ne la touchez pas, vous lui feriez mal. Occupez-vous de ces messieurs. Ils ont failli se noyer pour la sauver.

      D'un dernier effort, il enleva Yvonne et franchit le seuil de la maison avec son cher fardeau.

      – Entrez, messieurs, dit Annick.

      Elle fit allumer un feu de corps de garde, apporter des vêtements et des cordiaux, et laissa les jeunes gens réparer leurs avaries.

      – Singulière aventure, déclara Gaston, qui finit mieux qu'elle n'a commencé. Willmann en ferait des gorges chaudes, car nous jouons au terre-neuve.

      Robert s'assit à l'écart, le front dans les mains. Le silence n'était point pour plaire à son compagnon, qui le gourmanda:

      – Vrai, tu n'es pas communicatif. Robert! Robert!!.. Ah! tu daignes lever la tête. Quel air! ma parole, on dirait que tu reviens de l'autre monde.

      – Ma foi! soupira Robert.

      Au bout d'une demi-heure, Annick se présenta, chargée d'un message du marquis: il s'excusait de ne pas se montrer encore, ne pouvait quitter la marquise, les priait de se considérer comme chez eux.

      – Et ce que je vous dis de sa part, poursuivit la paysanne, je vous le dis aussi de la mienne. Je vous appartiens, après ce que vous avez fait pour elle.

      Ce «pour elle» contenait bien des choses. C'était la prise de possession du maître par le serviteur, l'affirmation d'un sentiment presque aussi robuste que la maternité.

      – Y a-t-il longtemps qu'elle est folle? demanda Robert.

      – Plus de treize ans, monsieur.

      – Treize ans!

      – Ah! c'est terrible. La meilleure des créatures! Le bon Dieu n'avait rien fait d'aussi bon qu'elle.

      – Comment cela est-il venu?

      – Un enfant qui s'est noyé, son fils, à cinq ans, pendant une grande marée. Pauvre ange! toute leur joie. On n'a jamais retrouvé son corps. Cela lui a pris la raison. Les médecins disent qu'elle ne peut pas guérir.

      – Comme elle aimait son enfant!

      – Si vous saviez! Les premières années, elle était furieuse. La vue de la mer redoublait ses crises. A chaque instant, nous croyions que son délire allait l'emporter, que la douleur la tuerait. Elle n'a tué que l'intelligence.

      – Son mari est plus à plaindre qu'elle, hasarda Gaston.

      – Il n'a jamais voulu la quitter, reprit Annick. Il est venu s'installer ici, où les soins sont plus faciles. Nous constations un peu de mieux: elle le reconnaissait par moments, elle oubliait le petit corps que l'Océan roule sur les galets. Mais vous avez entendu ses cris tout à l'heure?

      La paysanne se signa et poursuivit, à voix basse:

      – Elle aura vu le cadavre, qu'on n'a pu mettre en terre sainte. C'est lui qu'elle allait chercher dans la Seine, et, ne l'ayant pas trouvé, maintenant elle est perdue. Priez pour elle, messieurs! Ceux qui ont une mère doivent prier pour celles qui n'ont plus d'enfants.

      Ceux qui ont une mère!.. L'autre jour, Robert avait presque failli croire qu'il en avait une.

      Avant de les faire ramener à Paris, le marquis vint les saluer.

      – Messieurs, je vous dois une existence qui m'est précieuse. Je m'en souviendrai toujours. Souvenez-vous, de votre côté, que le marquis de Kercoëth est à votre disposition absolue.

      – C'est attacher trop d'importance, répondit Robert, à une action toute naturelle. Voulez-vous me permettre de vous demander des nouvelles de madame de Kercoëth?

      – Hélas! elle est dans un état cruel d'agitation.

      – Puisse Dieu la prendre en pitié! Je le souhaite de toute mon âme.

      – Merci… bégaya le marquis en serrant avec violence la main de Robert. Merci surtout de l'avoir sauvée.

      La nuit tombait. On ne pouvait distinguer les traits de M. de Kercoëth. Mais Robert sentit sur ses doigts la brûlure d'une larme.

      IV

      Quelques jours plus tard, accompagné par Willmann, Robert franchissait encore une fois le seuil de l'hôtel de Randières. Ce ne fut pas sans tristesse. Il tâcha de la dissimuler de son mieux et ne laissa voir à la baronne qu'une réserve d'ailleurs pleine de déférence. Elle courut à lui, le remerciant d'être venu, de considérer cette maison comme la sienne, de la traiter, elle, comme une vieille amie. Il la dévisageait de son franc et droit regard qui mettait du feu aux joues de Léonie. Le trouble visible de cette femme, la cordialité de ses paroles l'émouvaient plus qu'il n'aurait voulu.

      – Je tâcherai, dit-il, que rien de moi ne vous fasse, un jour, regretter vos bontés.

      Elle eut un tressaillement. Ses paupières s'abaissèrent comme pour jeter un voile sur le fond de sa conscience où tant de craintes se mêlaient aux remords et que Robert semblait fouiller. Elle répondit avec un soupir:

      – Puissiez-vous être heureux par moi!

      Willmann ne comprenait pas trop. De la raideur chez celui-ci, de l'agitation chez celle-là… Bah! gaucheries d'un premier début. L'habitude aidant, tout marcherait à merveille et Robert tournerait vite au profit de son art le bénéfice d'une adoption dont le vieux sceptique s'efforçait de considérer simplement le côté maternel pour n'en pas découvrir le côté scabreux.

      – Je vous demande seulement, chère madame, observa-t-il, de laisser des épines à vos roses. Sans quoi, vous tueriez son génie.

      – A Dieu ne plaise! fit-elle d'un ton léger qui masquât son émotion. Je vais même vous consulter, séance tenante, sur mes obligations professionnelles de mère, de mère, insista-t-elle, à demi inclinée vers Robert.

      Le jeune homme se torturait l'esprit. Il devait une parole de gratitude, quelque effusion de cœur en réponse à la sollicitude excessive et fébrile qui l'accueillait. Mais l'esprit n'obéit pas toujours au cœur. Rien ne lui venait. Léonie et Willmann discutèrent le choix des professeurs et le système d'éducation; l'un tenait à l'exclusive poussée de la carrière artistique, l'autre réclamait en plus le bagage nécessaire aux hommes du monde, depuis les grades universitaires jusqu'aux compléments de rigueur: le sport, l'escrime, toutes les dorures enfin qui n'étaient ni du goût ni dans les idées de Willmann. Tandis qu'ils opposaient les arguments, Robert se taisait. On eût dit qu'il s'agissait d'un inconnu. Cette prise de possession le laissait en une indifférence parfaite. La liberté aliénée par devoir, sa vie tout entière lui semblait murée, lourde, écœurante, pareille aux Saharas où la mort devient la délivrance. Accepter, la soif aux dents, les perspectives d'une steppe aride, se désenchanter d'heure en heure et frémir sans cesse près de cette créature mystérieuse aux métamorphoses inexplicables, dompter ses rancœurs afin de se grandir dans le monde, à quoi bon quand on ne porte en soi que le dégoût? Certes, il eût mieux valu, l'autre jour, mourir dans les bras de la folle. Pauvre folle! Elle croyait voir en lui le fantôme obstiné de sa démence, l'enfant perdu sous les flots, l'être pour qui l'incurable tendresse survivait à la raison. Cette maternité saignante lui montrait mieux sa pénurie d'âme, à lui que n'avait aimé aucune mère, qui, faute d'idole, refoulait l'instinct de ses adorations filiales. Maintenant, à ce front encore jeune, à ce visage régulier, à cette voix le frappant comme dans un songe, il les devait peut-être sans compter, sans marchander; or, rien ne tressaillait en sa poitrine. A mauvaises mères, mauvais fils. En était-il un, quoi qu'il tentât? Fallait-il regretter deux fois de n'être pas resté dans la Seine, à dormir le dernier