Yvonne. Delpit Édouard. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Delpit Édouard
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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ne vaut un coin de notre Vivarais.

      – Ni surtout la Riveraine. Cela est positif. As-tu faim?

      – Je dévorerais. Il doit être une heure indue.

      – Midi, déclara Robert en levant la tête, habitué, par son enfance, à prendre le soleil pour guide. Cherchons une auberge.

      Ils la trouvèrent près du chemin de halage. Une petite maison très propre, où l'hôtesse les accueillit avec empressement. On dressa la table sous une tonnelle, afin de leur épargner le voisinage des mariniers de la salle commune. Ces dents de jeunes loups saccagèrent. Puis, comme la journée était splendide et que le soleil radieux invitait au farniente, ils allèrent se coucher dans l'herbe, au bord de l'eau. Les prés descendaient jusqu'au fleuve, constellés de pâquerettes et de chicorée sauvage. Quoi qu'en eût dit Gaston, le paysage ne manquait pas de grâce. Les fleurs et la verdure des demeures rustiques piquetaient la monotonie des terres maraîchères, et la grande villa italienne se dressait à l'horizon d'un air d'attirante mélancolie. Ces premiers beaux jours ont une pénétration de vie étrange; Robert en subissait l'influence. Ses pensées du matin s'évaporaient dans les transparences de l'atmosphère. Il cueillait autour de lui les minces étoiles blanches épanouies sous le velours des prés. Et devant cette moisson embaumée, sa poitrine se gonfla: «Je ne lui en porterai plus jamais. Pauvre petite sœur!» La Riveraine et sa fée, aux regards d'ange, lui parlaient tout bas.

      Mais Gaston le poussa du coude. Les deux jeunes gens restèrent pétrifiés.

      De taille moyenne, svelte comme un sylphe, vêtue d'un peignoir de cachemire blanc magnifiquement brodé, les pieds chaussés de mules de satin, une créature courait dans la prairie et paraissait jouer avec un compagnon imaginaire. Elle était tête nue au soleil, sans ombrelle et sans gants. Des boucles blondes, pareilles à de l'or en fusion, lui tombaient jusqu'à la ceinture. Pas une ride au front, de la blancheur des nacres. Elle était idéalement belle. Mais dire son âge eût été malaisé, tant les contrastes se heurtaient: il y avait de l'enfant dans la turbulence de ses pas, de la femme dans la passion de certains gestes tragiques, de l'aïeule dans la fugitive lassitude des traits, quelques poses découragées, tremblantes comme chez les vieillards. Elle passait de l'un à l'autre de ces aspects avec une mobilité incroyable. Elle ramassait des fleurs, courait après les papillons, se roulait parmi les herbes, avait de brusques éclats de rire, çà et là des cris poignants, s'arrêtait raide, tendait les bras à l'air qui, enveloppant ses doigts chargés de bagues, semblait lui donner la sensation d'un baiser. Alors, de ses lèvres plissées en un énigmatique sourire, des mots incohérents sortaient, avec la suavité d'un appel d'amour.

      – C'est une folle! dit Gaston.

      – Qu'elle est belle! chuchota Robert.

      Il ne la quittait pas du regard. Une émotion de plus en plus forte l'étreignait, à mesure qu'elle avançait vers lui, les yeux sur ses yeux, le sourire de sphinx toujours creusé au coin de la bouche. Elle s'arrêta comme une somnambule et, sur un ton d'évocation sépulcrale, elle dit:

      – Il est là, mon orgueil. Il rit, il est beau, il est là. Je n'ai plus peur.

      Elle demeurait immobile en face de Robert. A la rencontre des grands yeux bleus stupéfaits, ses grands yeux bleus fixes prenaient de la vie. Ainsi, en heurtant l'épée, la froide épée jette des étincelles. Aux pointes des pupilles dilatées s'allumaient de rouges éclairs. Elle demeurait immobile, muette, concentrée en elle-même, dans l'attitude cauteleuse de la panthère prête à bondir sur sa proie, la proie qu'elle découvrait là, en ce jeune homme éperdu et tremblant à deux pas d'elle. Sous les longues boucles fauves, la figure de statue revêtait une expression de douleur allant jusqu'à la cruauté. Lui contemplait. Gaston le saisit par le bras afin de le soustraire à l'horrible fascination, de rompre le charme sinistre, dont il constatait et redoutait la puissance.

      – Prends garde! Il faut se méfier des fous. Ote-toi de son chemin.

      Et il l'écarta. La femme tressaillit. Elle ne comprenait pas. Il y avait quelque chose en face d'elle, ce quelque chose soudain s'évanouissait. Elle passa ses mains sur sa figure, cherchant encore, toujours, droit devant elle. Où était-ce? Qui le lui prenait? Cette fête d'un instant, cette joie d'une minute, qu'en faisait-on? Une détresse poignante marbra son visage, la souffrance familière, aiguë. Puis, comme appelée par une voix secrète, où ses effarouchements s'apaisaient:

      – Il rit, il est là! dit-elle.

      La physionomie tout à coup sereine, elle descendit d'un pas cadencé, en modulant un air insaisissable, vers la berge. Les fleurs ont, sous la brise, ces ondulations adorables. Mais le brasillement du fleuve la frappa de terreur. Elle poussa un cri déchirant, un de ces cris d'angoisse qui bouleversent, entra dans l'eau, tendit les bras en avant, faisant mine de s'accrocher aux flots qui se brisaient sous ses mains et glissaient, insensibles, entre ses doigts. Son geste machinal semblait fouiller l'onde. Elle marcha d'abord sans perdre pied. Autour de sa robe blanche, les nappes bleues élargissaient leurs cercles. Et les gaies hirondelles voltigeaient, insoucieuses, autour d'elle. Bientôt le courant, plus fort, la roula dans son manteau d'azur. Avant que Gaston eût fait un geste, Robert s'était précipité. En quelques brasses vigoureuses, il l'atteignit. Il souleva sa tête hors de l'eau. Leurs regards de nouveau croisés, elle poussa le même cri, l'enlaça d'un élan sauvage et, le serrant contre elle comme une mère son enfant, disparut avec lui.

      – Au secours! au secours!.. gémissait Gaston.

      De l'auberge, des prés, des maisons éparses on accourut. A son tour, Gaston plongea, frémissant à l'idée qu'il aurait affaire peut-être à deux cadavres. La berge se couvrait de monde, dans un tohu-bohu de bruits, d'appels, de vaines clameurs.

      Quelqu'un fendit la foule, sauta dans une barque et rama vers les trois corps. Le moyen, pour n'être pas héroïque, était le plus sûr; naturellement, personne n'y songeait. C'était un homme de haute taille, aux cheveux grisonnants, la figure énergique et belle. En un clin d'œil, il fut auprès de Gaston.

      – Monsieur, ne les lâchez pas, et donnez-moi la main.

      Laffont se cramponna et, pêle-mêle avec les autres, fut hissé à bord. Les bras de la folle étaient tellement crispés autour du cou de Robert qu'on eut toutes les peines du monde à dénouer l'étreinte.

      Sur la berge, des domestiques en grand émoi répondaient aux mille questions posées de toutes parts: «Depuis le matin, on courait après madame la marquise… Elle s'était échappée, ils ne savaient comment… durant une courte absence de monsieur le marquis… lui qui ne la quittait jamais, la veillant nuit et jour… si admirable de dévouement. Dès son retour, à la première nouvelle, il était comme frappé au cœur… et trois heures de recherches inutiles!..»

      – Pauvre homme! psalmodia l'aubergiste. Quelques minutes de plus, ce n'en aurait pas moins été pour lui un fier débarras. Il suffit de le regarder. Quand on est triste de cette façon!..

      L'hôtelière, d'un mouvement de tête, indiquait celui qui venait de recueillir les trois épaves et accostait à la rive. Triste, il l'était, certes, par les yeux, le pli navré des lèvres, une sorte de brisement de tout l'être. La foudre, un jour, avait dû s'abattre sur lui. Mais à le voir près du corps inanimé de la folle, on sentait que toute sa vie – ce qu'il en restait, du moins – était là.

      Dès que la marquise eut repris ses sens, des voitures, mandées en hâte, transportèrent tout ce monde à la villa italienne. Le marquis avait donné l'ordre d'amener chez lui les jeunes gens et ne s'occupait que de sa femme, étendue sur les coussins du landau. Sa voix palpitait:

      – Yvonne, m'entendez-vous? me voyez-vous? Il se penchait sur elle, la berçait: Yvonne, je vous en supplie, répondez-moi.

      Elle gardait un mutisme farouche. Visiblement, une idée fixe l'obsédait. Lui ne se lassait pas, opiniâtre en son impuissante tendresse, ivre de l'avoir encore vivante contre lui, après l'affreux péril.

      – Yvonne, mon Yvonne, je vous en conjure…

      Comme on descendait devant le perron de la villa, Robert et Gaston furent les témoins d'une scène pénible. Un