Fortuné du Boisgobey
LE CRIME DE L’OMNIBUS
I. Vous est-il arrivé, le soir, vers minuit…
Vous est-il arrivé, le soir, vers minuit, de manquer le dernier omnibus de la ligne qui conduit à votre domicile? Si vous n’êtes pas obligé de régler strictement vos dépenses sur votre budget de recettes, vous en ayez été quitte pour prendre un fiacre. Mais si, au contraire, votre modeste fortune vous interdit ce léger extra, il vous a fallu revenir à pied, traverser Paris en pataugeant dans la boue, quelquefois sous une pluie battante, et vous avez cent fois en route maugréé contre la Compagnie qui n’en peut mais, car il faut bien qu’après seize heures de travail, elle accorde un peu de repos à ses chevaux et à ses employés.
Il y a plusieurs façons de la manquer, cette bienheureuse voiture, la suprême espérance des attardés.
Quand on l’attend au passage, et qu’après avoir adressé au cocher des signes inutiles, on voit apparaître en lettres blanches se détachant sur un fond bleu le mot redouté, le désolant: Complet on enrage; mais, après tout, on s’y attendait un peu; on fait contre fortune bon cœur, et l’on continue à cheminer. On se flatte vaguement qu’il en passera encore une, et, soutenu par cette illusion, on finit par arriver pédestrement au logis sans trop s’apercevoir de la fatigue.
Le pis, c’est de se présenter à la station, tête de ligne, juste au moment où vient de se remplir l’unique omnibus en partance. Pas moyen de s’y tromper; c’est bien le dernier. Le préposé qui tourne la manivelle pour fermer la devanture du bureau vous a répondu qu’il n’y en a plus d’autre, et les voyageurs qui vous ont devancé vous rient au nez quand vous leur demandez poliment s’il ne reste plus une seule petite place.
L’arrêt est sans appel. Vous n’avez plus d’autre moyen de transport que vos jambes, et il faudra qu’elles vous portent jusqu’à destination, car vous ne le rattraperez pas en route, ce maudit véhicule sur lequel vous comptiez pour éviter une longue étape.
C’est ainsi qu’un soir de cet hiver, à minuit moins un quart, au coin du boulevard Saint-Germain et de la rue du Cardinal-Lemoine, à l’instant précis où le cocher de l’omnibus vert qui va de la Halle aux vins à la place Pigalle grimpait sur son siège, une femme arriva tout essoufflée, une femme convenablement vêtue, et encore jeune, autant qu’on en pouvait juger à sa tournure, car une épaisse voilette lui cachait le visage. Elle venait du côté du Jardin des Plantes, par le quai Saint-Bernard, et elle avait dû courir assez longtemps, car elle était hors d’haleine et elle eut quelque peine à articuler la question que les retardataires adressent avec anxiété à l’employé chargé de donner le signal du départ.
– Tout est plein, madame, et il n’y a plus rien après, lui répondit le conducteur qui était occupé à faire viser sa feuille.
– Ah! mon Dieu, murmura-t-elle, et moi qui vais à Montmartre! Je n’y arriverai jamais.
Et en vérité, à cette heure et en cette saison, un voyage à pied de quatre à cinq kilomètres pouvait bien effrayer une personne appartenant au sexe faible.
Il faisait un froid sec et un vent du nord qui rendait ce froid encore plus piquant. Il y avait de la neige dans l’air. Les rues de ce quartier étaient désertes. Pas un passant sur les larges trottoirs, pas un fiacre à l’horizon.
L’intérieur de l’omnibus était complet, mais personne n’avait osé braver la température en montant sur l’impériale, où pour trois sous on était à peu près sûr d’attraper un gros rhume.
La dame leva les yeux vers ces places en l’air, comme disent les conducteurs, et il fallait qu’elle eût un bien vif désir de profiter du dernier départ, car un geste qui lui échappa indiquait clairement qu’elle regrettait de ne pouvoir se hisser sur le toit en dépit de la bise et de la gelée.
Puis, sachant bien que cette ascension n’est pas permise aux dames et que les employés ne transigent pas avec la consigne, elle avança la tête dans la longue voiture où il n’y avait plus de place pour elle. Sans doute, elle ne désespérait pas d’apitoyer sur sa situation quelque galant voyageur qui lui céderait son droit de premier occupant.
C’était une chance bien faible, car il n’y avait guère là que des voyageuses, et les femmes n’abandonnent pas volontiers un privilège.
Elle eut pourtant le bonheur très inattendu d’intéresser quelqu’un à son sort.
Un monsieur assis tout au fond se leva et se coula jusqu’à la sortie.
– Montez, madame, dit-il en sautant lestement sur le macadam.
– Oh! monsieur, vous êtes trop bon, et je ne veux pas abuser de votre complaisance, s’écria la dame.
– Pas du tout! pas du tout! ne craignez rien. Je vais me caser là-haut. Il ne fait pas chaud, mais j’ai la peau dure.
– Vraiment, monsieur, je ne sais comment vous remercier.
– Il n’y a pas de quoi. Ça n’en vaut pas la peine.
– Allons, madame, allons, s’il vous plaît, dit l’employé; nous partons.
La dame avait déjà un pied sur la marche de l’escalier, et elle ne se fit pas prier davantage; mais, au lieu de s’appuyer sur le conducteur pour monter, elle accepta l’aide que lui offrit gracieusement l’homme qui venait de lui rendre service.
Elle mit sa main dans la sienne, et elle l’y laissa peut-être quelques secondes de plus qu’il n’était nécessaire.
C’était bien le moins qu’elle pût faire pour un monsieur si poli, et ce contact n’avait rien de compromettant, car ils étaient gantés tous les deux; ils portaient de gros gants fourrés dont la peau avait l’épaisseur d’une cuirasse.
Le monsieur qui venait de céder sa place n’était pourtant ni très joli, ni très jeune.
Il pouvait avoir quarante ans et même davantage. Sa moustache et ses favoris coupés militairement grisonnaient très fort. Il portait un paletot qui avait dû être acheté chez un confectionneur à bon marché, et un chapeau bas de forme, en feutre dur, le chapeau d’un indépendant qui ne se pique pas de suivre les modes.
Il avait d’ailleurs des traits assez réguliers, mais durs, des traits taillés à coups de hache.
Il grimpa sur l’impériale avec une agilité remarquable, et il prit position à l’entrée de la première banquette, tout près du marchepied qui sert à descendre.
Pendant qu’il s’établissait là en relevant le collet de son paletot, la dame qu’il venait d’obliger se glissait à la place restée libre, au fond de l’omnibus, à droite, entre une vieille tout encapuchonnée de laine, et une jeune très simplement habillée.
Plus loin, contre la glace du fond, il y avait une grosse commère en bonnet qui aurait dû payer pour deux, car elle débordait littéralement sur sa voisine de gauche.
En face siégeait un homme, le seul qui fût dans la voiture: un grand garçon mince et brun, l’œil vif et la bouche souriante, une vraie tête d’artiste, mais d’artiste arrivé, car il n’avait ni la tenue débraillée, ni les façons turbulentes des rapins qui hantent les brasseries du boulevard extérieur.
Les autres voyageurs appartenaient aux diverses catégories d’habituées des omnibus: bourgeoises rentrant au logis après une soirée passée chez des parents domiciliés à l’autre bout de Paris, mères chargées d’un enfant au maillot, ouvrières revenant d’une veillée d’atelier et tombant de sommeil.
La lourde voiture s’ébranla, le timbre argentin sonna seize fois pour l’intérieur et une fois pour l’impériale, le conducteur demanda la monnaie, et les sous passèrent de main en main.
Le grand brun se mit à examiner les compagnes de route que le hasard lui avait données.
Il ne s’en trouvait là que deux qui valussent la peine qu’il étudiât leur mine et leurs allures, et ces deux-là lui faisaient justement vis-à-vis.
Il n’avait rien perdu de la petite scène qui avait précédé le départ, et il faut lui rendre cette justice qu’il se préparait à offrir sa place lorsque l’homme au chapeau rond s’était levé pour céder la sienne. Il avait fort bien remarqué le serrement de main échangé entre la dame